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Pourquoi je tombe

je tombe
©Le Berlinographe

Je tombe. Ca va faire six mois exactement. Que je tombe. Comme ça, sans véritable explication. Trois fois cette semaine. Non quatre. Quatre fois cette semaine que mon corps me lâche. Littéralement. Me lâche. S’en va. S’en va sans moi. Je reste là, impuissante, j’entends ce qu’il se passe, je sens les mouvements autour de moi. On s’agite, on m’apporte une chaise, trop tard, c’est le sol qu’il me faut, on m’allonge et je me mets à trembler. Spasmes musculaires. Je grogne, gémis, tente d’expliquer qu’il faut me laisser là, mais mes lèvres aussi m’ont lâchée. Elles sont parties avec le reste. Même pas eu le temps de dire au revoir. C’est l’affaire d’une dizaine de secondes. Mon corps devient flou, lourd et léger à la fois, horriblement lourd et soudain horriblement léger. Absence. Il prend appui sur le sol et s’envole. S’éclipse. Disparait en un claquement de cil. D’abord les jambes. Puis la tête, trop lourde, qui roule vers l’arrière, puis les bras, puis les yeux qui se troublent, cherchent un repère et se ferment, puis les lèvres qui s’entrouvrent et se déforment, figées. Soudain je gis, à même le sol, recroquevillée comme une enfant, sans corps. Mon esprit s’agite et panique, s’agite en vain.
On s’agite autour de moi, j’entends les avis qui divergent, ceux qui ne savent pas et s’obstinent à vouloir appeler l’ambulance, ceux qui savent et imposent le non, dans quinze minutes elle reviendra, elle n’est pas loin. Jule tu es toujours là ? Clignement de cils.

Le cerveau panique. Un cerveau sans corps, ça panique, ça se comprend. Il fait la liste, ceux qu’il faudra prévenir de ma mort soudaine. Mort subite du nourrisson. Il fait la liste, les romans que j’écrirais dans ma tête si mon corps ne revient pas et que mon esprit reste muré dans le silence. Il fait la liste de ce que j’ai mangé il y a vingt minutes, parce que le problème est bien là : manger. Allergies, il paraît. Mais à quoi ? Mystère. Alors en attendant la lumière, ça fait six mois que je mange du riz. Du riz et du mais. Sous toutes ses formes. Et ce soir encore. Et pourtant ce soir me voilà qui tombe, qui glisse le long du mur, soudain incapable de répondre à mes collègues, incapable de tomber ailleurs qu’au milieu du restaurant, de m’étaler sur le sol, en plein milieu du chemin. Et les larmes qui se mettent à couler, parce que six mois sans savoir c’est long, et ce soir je le jure, il n’y avait que du riz dans mon assiette alors pourquoi ? Pourquoi ? J’entends mon amoureux qui se précipite, m’embrasse sur le front, les yeux, je suis là, tout va bien. Qui me ramasse, me dépose sur la grande table dans l’entrée, tente de calmer mes spasmes –ne surtout pas me bouger-. Je l’entends qui va et vient, harcèle la cuisine, le bar, qu’est-ce qu’elle a mangé ? qu’est-ce qu’elle a bu ? Dans quoi tu as cuit le riz ? Avec quelle cuillère tu l’as remué ? Et mes larmes coulent sous mes paupières closes, dégringolent dans ma bouche entrouverte, parce que je fatigue, six mois sans savoir c’est long. Et c’est plus très marrant. Si tant est que ça ne l’est jamais été.

Entre les listes et les larmes surgissent d’autres images, ce désert de roches où je partais avant, où mon esprit partait avant, laissant mon corps entre les mains des autres. Laissant mon corps seul, jouet des autres, de l’autre. Quand mon esprit partait danser dans les forêts du monde, les déserts du monde, composait des poèmes ailleurs, bien ailleurs. Il y a comme un goût de vengeance dans ce qui m’arrive aujourd’hui. Cette fois c’est mon corps qui se volatilise. Me laisse immobile au sol, toujours au sol, la tête contre le bois, le carrelage, la terre, le goudron, les os qui craquent s’ils n’ont pas été bien alignés avant, les muscles morts qui appuient sur les organes. Il y a comme un goût de vengeance dans cet abandon soudain. Et si je pleure, c’est que je sens que la médecine ne trouvera rien. Une histoire entre corps et âme. Des comptes à régler. De vieilles rancunes. De vieilles rancœurs. Qui peuvent durer des mois ou des années. Demain il faudra racheter du riz, du lait de riz, des nouilles de riz, de la crème de riz, et des corn flakes pour le petit déjeuner.

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Auteur·e

julietirard

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