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Sept ampoules (trente ans)

Ce texte a été écrit et lu à l’occasion de la deuxième Lesebühne / Scène pour lire organisée par le Réseau des autrices de Berlin. Thème de la soirée : Sept ampoules au plafond.

Dimanche. Je compte sept ampoules au plafond du restaurant d’en face. Le banc sur lequel je suis assise est composé de trois planches, deux pour le dossier. Six lampadaires éclairent la place au milieu de la Crellestraße. Il ne pleut plus. J’ai arrêté mon vélo, me suis assise sur le banc. Il fait nuit. Sept ampoules, trois planches, six lampadaires, la nuit. Il ne pleut plus. Je compte. Quand je suis triste, quand mon cœur ne bat plus je compte. Sept ampoules, trois planches, six lampadaires, la nuit, je fixe le milieu de la place là, où, tout à l’heure, toi, moi, nous marchons depuis une heure, tu tiens le parapluie je tiens ton bras, l’eau à travers le tissu, lentement, goutte dans mon cou, dans mes cheveux, et je ne dis rien.

Je te montre la place, le nom de la rue la façade de l’immeuble, je te dis « imagine le vert des arbres, les feuilles sur les arbres, des enfants qui jouent, des dizaines de tables des dizaines de terrasses », je ne t’ai pas montré les lampadaires car ils n’étaient pas allumés, nous ne nous sommes pas assis sur les trois planches du banc ni sous les sept ampoules du restaurant, je t’ai raccompagné au S-Bahn. Il fait nuit maintenant. Maintenant je suis seule, tu as repris l’avion tu as dû atterrir, j’imagine. Je repense. Ça serre dans mon cœur entre mes jambes, ça donne envie de pleurer, de rire, et mon visage se crispe et ne sait pas si les lèvres vers le haut ou vers le bas si autour des yeux l’humide ou la joie, alors il ne se passe rien, je ne pleure pas, je ne ris pas, je revois pour revivre, les scènes.

Dans mon sac, mon téléphone s’éclaire : next time. Tu écris next time. Next time avec un sourire en points et parenthèse. Je lis next time, ça dit next time je t’embrasse, next time je ne lâcherai pas ton bras ton poignet ta main, je ne te laisserai pas tourner la tête, next time je ne monterai pas dans la rame, j’entendrai les portes se fermer ce son que je ne connais pas encore et qui bientôt sera familier, cet été quand je reviendrai te voir, next time cet été ou avant, avant car je n’ai pas de tournage prévu cette année, next time c’est tes lèvres et ta peau, je t’ai connue à vingt-neuf ans, deux jours après tu en as trente et je ne sais rien de toi. J’aimerais tout savoir de toi next time.

Il fait nuit. Il ne pleut plus. Je suis assise sur le banc je lis next time. Tu m’as connue à vingt-neuf ans et à trente, et pour toujours cette journée sera douce, ce vingt-deux février, coincé entre deux promenades, quatre étreintes deux bonjour deux au revoir, un parapluie. Ce jour de mes trente ans aura l’odeur de la pluie et la saveur d’un thé. Pour toujours dans mes oreilles le sifflement du vent au-dessus de nos têtes, Gleisdreick, je te montre. Je te montre le métro des yeux je pointe le doigt là, là et là, ils construisent, ça n’arrête pas, ce n’était pas là auparavant. Tu n’étais pas là auparavant. Et maintenant tu es là. Pour toujours en souvenir, dans mes muscles l’empreinte des tiens. Je passe te prendre à ton hôtel, tu n’as pas de parapluie, tu attrapes le mien, je demande can I, may I, je bafouille, mon anglais n’est pas bon, je dis can I take your arm, tu dis of course, je te touche. Vendredi nous avions dit c’était chouette à un de ces jours à Berlin ou Reykjavik, un de ces jours c’est deux jours après, c’est maintenant.

J’ai peur que tu m’embrasses. Tu dis tu es timide, aux Q&A après le film, tu as laissé les autres acteurs parler, tu es timide, et sur le quai du S-Bahn à 14h44, parce que ton avion à six heures et tes bagages à l’hôtel, sur le quai tu as regardé tes chaussures. J’avais peur que tu m’embrasses car dans les plis de ton front l’inquiétude et l’envie, la recherche du courage de dire de tendre de prendre 14h47, 14h48 le S-Bahn arrive. Tu lèves les yeux vers moi, la peur déborde, ton corps se tend, j’ouvre les bras et –

Ça ne dit pas au revoir, tu me serres si fort contre toi, si fort et si longtemps, tu m’empreintes sur ton torse, ta poitrine. Dans l’avion ce soir, l’odeur de mes cheveux dans tes narines. Tu me serres contre toi, les portes s’ouvrent et tu ne lâches pas, nos mains glissent sur nos bras, nos avant-bras, nos poignets, nos doigts, je lâche. Je dis bye, je pense je ne peux pas, je remonte les escaliers en courant presque, je m’en veux je me hais d’avoir envie de te revoir car déjà tu me manques. À la maison immobile, le regard dans le vide un sourire et les plis des yeux secs qui voudraient se mouiller. Ça fait mal dans le ventre, ça fait du bien. Demain je regarderai tes interviews, toutes tes interviews pour me rappeler ta voix, ton regard, je regarderai les trailers de tes films et relirai ta page wikipédia, comme ce matin déjà, comme hier matin déjà, je relirai nos messages, I have time for a walk or something until 3, je repense au collant enfilé en vitesse, I pick you up at your hotel. Comme vendredi matin. Ce matin comme vendredi matin je suis sortie à Anhalter Bahnhof. Vendredi matin, j’étais en retard je marchais vite, puis je t’ai vu, adossé contre la façade. Baskets, veste en daim, sweatshirt, capuche.

Tu as tourné ton visage vers moi et je t’ai su. Comme l’an dernier.

Huit minutes d’interview et des jours entiers à me souvenir de toi, la beauté de ton cœur, immense, ta main sur ton cœur quand tu parles et tes yeux fixés aux miens, l’article écrit avec ta voix dans mon casque, la rédac cheffe qui me dit d’alléger, d’être plus neutre, des faits, des faits, il nous faut des faits. Mais il a du talent il est gentil et généreux ce sont des faits. Je te raconte cette conversation et tu ris, tu me remercies pour l’article, tu me dis que ta mère me remercie pour l’article, qu’elle a pleuré. Vendredi matin Anhalter Bahnhof j’ai tourné à l’angle de la rue en espérant te reconnaître, je marchais vite, tu étais adossé à la façade, j’ai fait coucou de la main, tu as fait coucou de la main, et qu’ils étaient longs ces vingt mètres, tu as ouvert les bras et je m’y suis glissée. Huit minutes d’interview l’an passé, dix messages échangés pour convenir d’un rendez-vous cette année et dans tes bras je me jette le cœur en premier, j’aurais voulu y passer toute une vie, celle qu’on passera ensemble next time.

Nous nous sommes reculés regardés replacés tu as dit thank you so much to take the time j’ai bafouillé j’ai dit park, ok ? Nous marchons et tu vibres. Je vibre. Tout vibre, le bois des branches, l’herbe, les planches du pont sous nos pieds, les rails, les pylônes tout vibre, au café j’enlève mon manteau et ma veste et mon gilet, tu bafouilles pour un cappuccino, et moi un thé, dans les fauteuils nous sommes trop loin déjà, et tu te penches vers moi et je me penche vers toi, et je te parle d’un festival de théâtre, d’un roman d’amour et d’insectes, tu me parles de ton prochain rôle, comment tu prépares. Je te raccompagne au S-Bahn.

Vendredi je pleure en remontant les marches Julius Leber Brücke, je pleure en souriant, comme à la fin d’un concert, quand on voudrait que la guitare vibre encore, la dernière corde de la dernière guitare. Je rentre chez moi, j’ouvre la porte et m’assois sur mon lit. Je pleure. Parce qu’on ne se connaît pas et que déjà tu me manques. Alors quand samedi tu écris happy birthday à 8h43 du matin, quand tu écris à 9h30 et à 15h00 et plus tard encore et à une heure du matin et à deux, que ça devient risible, je dis à mes copines qu’il te faudrait un conseiller dating sans dire que toujours je réponds, je demande à quelle heure est ton vol demain et tu me dis six heures it would be great to see you again et comme je ne sais pas si tu penses demain ou dans l’année ou un jour dans le monde je ne réponds rien, mais dimanche mon téléphone s’allume, I have time for a walk or something until 3.

Dimanche il pleut, je viens d’avoir trente ans et j’enfile un collant. Je sais ça va faire du bien et du mal à la fois mais j’enfile un short des chaussures un pull j’attrape un parapluie et je pars, je pars parce que je sais que toute ma vie j’aurais envie de me souvenir de ça, de l’odeur de la pluie, du gris des arbres nus, du parc, de ton corps adossé à la façade, des tremblements dans ta voix, de tes yeux noirs bleus sur ma peau, de ta main sur la mienne, de toutes ces étreintes, pour dire bonjour, pour dire au revoir, pour dire je ne t’oublierai pas. Je sais que toute ma vie j’aurais envie de me souvenir de toi.

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Auteur·e

julietirard