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Des hauts, des bas, des trains

Le cœur accroché à la neige au-dehors, elle se rappelle d’un temps où le reflet de son sourire dans la vitre suffisait à la faire danser. Un temps où les hauts étaient très hauts, et les bas très bas oui, c’est vrai, mais les hauts très hauts. Un temps où son corps lui était si léger qu’il ne se prenait pas dans les débuts de trottoir. Aujourd’hui les bas sont moins bas, mais les hauts bien moins hauts. Et s’il est reposant de ne plus s’écorcher sur le plâtre des murs, l’énergie, la légèreté, la lumière lui manquent.

Désormais son ventre est dur. Ses pieds sont lourds. Son visage éteint. Elle ne veut pas finir comme sa mère. Elle ne veut pas afficher la bouche retournée de ceux qui pensent et ne disent pas.

Lundi tout a changé. Lundi, mardi, mercredi, jeudi et puis aujourd’hui, vendredi, le réveil a sonné à 7h55. Le petit déjeuner était prêt à 8h15. Les dents lavées à 8h55, et à 9h08 le S-Bahn quittait le pont. Cette routine dure depuis cinq jours, et voilà cinq jours qu’entre 9h08 et 9h31 elle affiche sur le visage une lumière ancienne et délicieuse, de la couleur des ampoules qu’on a depuis toujours et qu’on s’étonne de ne jamais remplacer. Cinq jours qu’elle se sent plus légère. Cinq jours que son cœur s’accroche à la neige au-dehors et que ses battements se confondent avec ceux de sa vulve, de son clitoris, elle ne sait pas où ça frappe exactement mais ça résonne en bas, ça pulse entre ses jambes, ça doit être ça qu’on appelle le bas-ventre, ce mot à la fois si précis et si vague qui la faisait gonfler d’excitation plus jeune, quand elle le découvrit pour la première fois dans un ouvrage de Diderot, c’était Jacques le Fataliste.

Oui, cela fait cinq jours qu’elle se sent haute. Pendant vingt-trois minutes seulement mais tous les jours, et tous les jours un peu plus haute.

Le samedi, le S-Bahn ne passe pas à 9h08. Il passe à 9h12. Puis à 9h22. 9h32. Trois minutes, trois minutes suffisent à retourner le monde. Elle n’était pas dans le S-Bahn de 9h12, ni dans celui d’après. Quand elle est arrivée sur le quai il était 18h33. 18h42 quand elle est montée dans la rame. Vers le Nord cette-fois. Et cette fois son cœur ne s’accroche à rien car il n’y a rien à quoi se raccrocher. Le train rejoint le centre-ville. Pas d’arbre. Pas de neige. Pas de lac. Des tunnels, des stations souterraines. Dehors est noir. De la couleur des larmes qui submergent ses yeux. Bientôt le jean est trempé. Elle appuie sa tête contre le siège et se laisse pleurer. Elle n’aura pas la force de descendre au prochain arrêt. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Elle compte les stations et renonce, tant pis si c’est le terminus. Dans quelques minutes ça ira déjà mieux. Dix peut-être, les larmes cesseront. Elle y verra moins flou. Mais pour l’instant l’air est humide et sur la vitre s’affichent des images qu’elle avait oubliées. D’anciens amants, des scènes d’amour. Des hauts, très hauts. Et puis les cris, les ruptures sur des ponts parisiens. Des bas, très bas.

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Auteur·e

julietirard