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Tu tombes

Tu tombes, n’est-ce pas ?

Tu tombes à nouveau.

Et moi je te regarde tomber, c’est magnifique, comme chaque fois.

Tu chutes au ralenti.

J’en ferais des clichés noir et blanc.

Je les agrandirais, le plus beau sur mon mur, en très grand, toi en très grand sur mon mur.

Tu tombes, et bientôt comme chaque fois tu tenteras de te rattraper, quelque chose, quelqu’un, fort, mouvement brusque, désespéré, sauvé de justesse.

Ça me piquera les yeux, je les fermerai pour pleurer.

Quand je les rouvrirai tu ne seras plus là. Dix ans que c’est comme ça.

Dix ans que tu tombes et que je ne fais rien pour te rattraper.

Que je t’écris tomber.

Mes carnets sont remplis de tes chutes.

Et plus tu tombes, plus je t’-

Ce soir on m’a demandé où se trouvaient mes amis, à Berlin ou ailleurs, j’ai eu du mal à répondre, je ne suis pas quelqu’un qui a beaucoup d’ami-es.

Mon amoureux a bien tenté de se faire passer pour mon ami mais j’ai fait la moue, tout le monde a ri.

Beaucoup de connaissances, qui changent au gré des années, il y a eu les ami-es de la fête, les am-ies de la danse, cette année les amies qui écrivent, traduisent, et puis tandis qu’on filait ma phrase pour la conjuguer à soi-même, mes pensées ont dérivé vers toi. Les ex, ça compte ? Mais on ne m’écoutait plus déjà.

Quand, un jour, tu m’as présentée comme ton amie – une vieille amie, tu as dit – j’aurais pu te frapper. Une vieille amie ? C’est tout ? Sommes-nous des amis ?

Nous semblons bizarrement en prendre le chemin.

Comme ces amis de longue date. Ceux qui étaient à ma table ce soir. Dix-sept ans qu’ils se connaissent. Toi et moi dix « seulement ».

Est-ce qu’on dînera en terrasse dans sept ans ?

Avons-nous jamais dîné ensemble ?

Des abricots qui jutent sur nos cuisses nues, ça compte ?

J’aime ne pas savoir ce qu’il adviendra de nous – Tu écrirais « de ce nous ».

Ce nous a le goût des abricots d’été et depuis deux mois j’en redemande.

Hier soir, quand je te regardais sur l’écran, je pensais – forcément – à nos Skype nocturnes d’il y a dix ans, toi là-haut, moi là-bas, les mots puis les caresses, chacun sur sa peau, jusqu’à sentir le sommeil nous voler paroles et langueurs.

Dix ans plus tard les caresses toujours là, mais hors écran.

Cela me fait sourire, chaque fois. De te savoir, de savoir que tu me sais, que l’on se tait. Jouir de la distance, jouir et n’en rien dire. Cette règle, j’y tiens.

Car nous deux c’est la loi du toujours plus.

Plus on parle, plus on a envie de se parler.

Toujours plus.

Tu sais ce que disait Platon de l’amour ? Toutes et tous les moitiés d’un-e autre.

Es-tu mon autre ?

Je connais des fauteuils de théâtre qui en mettraient leurs bras à couper.

Toujours plus, toujours plus.

S’écrire un peu, puis s’écrire plus.

Se parler un peu, se parler plus, s’appeler, s’appeler en se promenant, s’appeler en se regardant, s’appeler souvent (trop ?).

Se voir puis se frôler, se frôler, se caresser, se fondre, marcher à quatre pattes, deux têtes, peaux collées.

Je te l’ai déjà dit, c’est l’un de mes plus beaux souvenirs : nos bras emmêlés à nos nuques, Peter Pan, ahuris de beauté, puis dans la rue, il est quinze heures, il fait très chaud, ce qu’il faut pour se fondre, nous déambulons jusqu’au jardin, la petite chambre, sans se demander s’il est bien sage de, et à quelle heure faudra-t-il, non, la ville se renverse et nous roulons, sphère platonicienne, moitiés retrouvées, imbriquées, parfaite la sphère, bille de collection, perle des mers. Nous rayonnons.

Incroyable cette photo de nous en costume il y a dix ans. Nous n’avons pas changé.

Est-ce vraiment surprenant ?

Au théâtre l’unité de lieu. De temps. D’action. Toi et moi une pièce qui continue de s’écrire alors forcément, les vingt-quatre heures s’étirent, la ville ne peut qu’être la même, et l’action… Frissons.

Aussi, dix ans plus tard, encore nous nous désirons. Nous faisons désirer, toujours – la peinture sur ton épaule ? vraiment ?

La Fée Clochette dans la salle du Gilgamesh, tu te souviens ?

Toi et moi c’est des milliers de Fée Clochette. Des lumières qui dansent dans la pénombre. Celle d’un théâtre. Le temps qui s’arrête, le corps qui se tend, et la candeur infinie d’un Peter Pan : croire à tout.

Aux sphères amoureuses.

Tu me fais un bien fou.

Parfois très mal – tu merdes sérieusement parfois, mais j’imagine que c’est normal. Il faut bien que quelqu’un nous arrête quand nous dévions du propos. Éviter que les acteurs dévient, le boulot du régisseur général, non ?

Je dévie.

Tu arrêtes tout.

Silence. Quelques mois.

Et puis j’adore quand tu me fais la cour, que tu galères à me récupérer, lettres, chansons, mots d’amour.

Dix ans.

Un monde s’est ouvert avec toi et dix ans plus tard tu y habites encore, y dors encore, hier soir j’aurais aimé t’appeler mon prince.

J’aime te savoir.

J’aime tes chutes.

J’aime le théâtre que nous jouons.

J’aime que ce soit imparfait, improbable, irréel, tellement vrai.

J’aime que tu m’aimes.

Et surtout j’aime t’aimer.

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Auteur·e

julietirard