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Ce texte a été écrit et lu à l’occasion de la quatrième Lesebühne / Scène pour lire organisée par le Réseau des autrices de Berlin. Thème de la soirée : Tôt.

Il est tôt.

Elle le sait.

Elle le sait parce que sous ses paupières ne filtre presque rien. Un blanc à peine voilé. Ivoire grisant ce qui reste de noir.

Elle n’ouvre pas les yeux. Se refuse à le faire.

Ne bouge pas.

Allongée sur le dos, le visage tourné vers le plafond de la chambre. Ce n’est pas sa chambre. Ça l’est peut-être. Le plafond fraîchement repeint, le lustre ancien, le faucheux dans le coin.

Peut-être est-ce sa chambre à lui. Les poutres de bois sombre. L’ampoule nue.

Elle est nue. Sa main se déplace lentement jusqu’à son ventre. Le drap l’habille mais sous le drap son corps frais d’une moiteur qui n’est plus. Évaporée.

Premier jour de l’été.

Ici. Là-bas. Ailleurs peut-être.

Peut-être s’est-elle réveillée ailleurs.

Peut-être se sont-ils endormis ailleurs.

Quel jour de quelle année. Elle ne sait plus.

Elle n’ouvre pas les yeux. Se refuse à le faire.

Elle ne tend pas la main. L’oreille, mais n’entend rien.

Pas de souffle près d’elle. Pas de drap qui se froisse. Pas de crissement de poils sur le matelas.

Pas les yeux, se refuse, pas le faire.

Sous ses paupières un voile ivoire, et des couleurs qui dansent.

Des souvenirs et des scènes.

Mais quelles scènes ? de quelle année ? de quelle histoire ? celle qui se passe, ou celle qu’elle aime se raconter ? qu’il lui raconte ? qu’ils se sont racontés ? qu’ils se racontent encore ?

Elle ne tend pas la main. Ni la main, ni les doigts, ni la jambe, rien.

Il est là, sans doute. Peut-être pas.

Si, sans doute. Car le matelas penche légèrement, son corps penche légèrement vers la droite, sans doute qu’une masse plus lourde – il est plus lourd qu’elle, bien qu’à peine – sans doute qu’une masse plus lourde est allongée à sa droite. Allongée car la pente uniforme.

À sa droite une masse, sans doute, une barbe. Des yeux. Ouverts ou fermés ? Une bouche ouverte ou fermée ? Rougie, mouillée, sèche, amoureuse ou fanée ? Quelle bouche ? Quelle bouche à sa droite ? Quel corps à sa droite ? De quelle scène, de quelle année ?

Elle n’ouvre pas les yeux. Mais ça dessine quand même.

Sous ses paupières ses iris cherchent l’homme peut-être allongé à sa droite, dessinent les souvenirs.

Ses cils s’agitent, s’agitent, s’agitent, menacent alors son bras, doucement, vient se poser sur ses yeux. Le bras gauche, pas le droit. Le droit reste immobile, la main sur le nombril.

Sous ses paupières s’esquisse l’homme à la bouche et aux yeux ouverts sans doute fermés allongé à sa droite, dans une chambre à plafond haut avec ou sans poutre, elle ne sait pas.

L’homme est grand. Plus grand qu’elle. À peine.

Ses iris retracent cette scène dans le parc, il la serre dans ses bras, elle a les yeux contre son épaule, sa bouche contre son épaule. Alors c’est que plus grand qu’elle, oui.

Esquisse du visage. Cheveux en bataille car debout, allongé, toujours les cheveux emmêlés. Roux. Marron. Les deux. Sous ses paupières les couleurs sur l’ivoire disent roux, crient roux, mais chut, pas trop fort, peut-être qu’à droite, sur le matelas, il dort.

La barbe est rousse. Foncée. Peu élégante. Une barbe d’adolescent avec des trous, des poils trop fins. Mais qui habille quand même. Utile quand même. Car il fait froid. Dans le lit pas, mais dehors, peut-être. C’est l’été mais si là-bas, si la chambre là-bas si sa chambre alors peut-être que dehors il fait froid. Elle n’ouvre pas les yeux.

Sur le dessin sous ses paupières la bouche est étroite, très. Une bouche qu’elle n’a jamais su embrasser. Deux traits fins. Irréguliers. Rosés. Foncés. Les lèvres claires mais foncées. Comme les yeux. Les yeux bleus mais si foncés que trop foncés. Bleus noirs.

Bleus dans le parc, noirs dans le lit.

Bleus sur la plage, noirs dans la nuit.

Bleus sous l’eau, noirs sur l’écran du téléphone quand il appelle et qu’il dit je veux te voir, je veux t’entendre.

Des yeux comme des lacs gelés. De montagne. Profonds.

De grands yeux qui s’écarquillent très vite. Tout le temps. Tout le temps la surprise, tout le temps le choc, tout le temps ronds. Et la bouche qui disparaît. Son visage alors n’est que ses yeux.

À droite deux grands yeux ronds sur le matelas peut-être, et en-dessous un grand menton. Très haut. Parce que les lèvres très fines sans doute.

Esquisse achevée. Les iris s’apaisent, les cils s’immobilisent.

Voile ivoire. Plus clair. Le jour se lève.

Esquisse à nouveau : la mer, la plage, les coulisses du théâtre, les fauteuils du théâtre, du cinéma, les messages écrits, audio, les vidéos, les angles mauvais sur visage trop grand, trop clair et trop foncé, ses yeux trop ronds, son corps en entier. Oui. Son corps entier. Ça dessine.

Debout devant l’hôtel où il l’attend. La marche saccadée à travers le parc et la main qui –

La main. Les os fins. Les doigts fins. Les ongles ronds, comme les yeux, des ongles de garçon qui ne fait pas de piano. Pas très beaux.

Sous les paupières agitées l’image de cette main blanche car la peau blanche, pas foncée, cette main blanche qui se pose sur la sienne. Elle est accrochée à son bras, il pleut, il tient le parapluie pour deux. Esquisse du parapluie mouillé. Orange foncé.

Noir. Non, ivoire. Le trait repart. Le dessin recommence sous ses yeux toujours clos.

Le corps de l’homme assis cette fois, sur le ponton, sur le port. Là-bas, ou ici si la chambre de là-bas.

C’est l’été, peut-être l’an dernier, d’avant, d’avant encore, esquisse du tibia. Et sur le tibia un tatouage, une petite croix. Pas chrétienne non, juste une croix. Vous êtes ici. Elle est là. Et tout autour des poils. Roux. Foncés. Mais brillants. Des poils clairs. Transparents presque dans le soleil d’été.

Le corps en quelques traits sans couleur, le short, le nombril, le torse nu encore humide de la baignade. Le ventre et cette boule au ventre. Une vraie boule au niveau du vrai ventre. Un torse pas musclé. Corps simple de garçon simple aux os fins. Tout trop clair mais foncé. Comme ses idées.

– Bonjour.

Elle tressaille.

Le dessin, sous ses paupières, explose en mille grains.

Son bras presse sur ses yeux et ça fait comme des papillons d’été.

À sa droite le drap se froisse. Crissement de la barbe sur le matelas. L’odeur du sommeil et la mélodie de la voix, claire mais foncée.

Elle ouvre les yeux.

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Auteur·e

julietirard