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Pourquoi le Teufelsberg goûte l'ami au chocolat

teufelsberg
©Johanna Alloin

– Il y a combien de beurre là-dedans ?
– Tu ne veux pas savoir.
– Je crois que si.
– Je t’assure que non.
– La réponse influera sur ma décision quant à en reprendre une troisième fois…
– 350
– 350 quoi ?
– 350 grammes, une plaquette et demi. 250g pour la pâte à cookies, 150 g pour la pâte à brownie.
– Et entre les 2 une couche d’Oreo…
– C’est ça. Tu en reprends ?
-…

C’est bon le beurre. C’est mou le beurre. Ça fond dans la bouche. Le beurre au chocolat c’est bon. Ça fond, ça crépite sur les papilles droguées au sucre, ça monte à la tête, fait tourner les idées, réchauffe le sang, le cœur, assimiler, vite, ça réconforte. Le sucre, le beurre, le chocolat, ça réconforte. C’est bon le chocolat. Alors je prends mon temps pour choisir, soulever le morceau fragile, les doigts moites, glissants, les ongles plantés dans le croustillant, le porte à ma bouche, prends le temps d’inspirer par le nez, l’odeur du beurre, du sucre, du chocolat, j’admire la ligne blanche au centre de ce noir prometteur, la ligne blanche, toujours la meilleure dans le noir de la nuit, je prends mon temps pour redescendre ma main de quelques centimètres, tout doucement, se rapprocher de mes lèvres trop gourmandes, frémissent, prépare ma langue, crépite, avale ma salive, et ouvre, ouvre grand, accueille, ressens. Ma langue, doux matelas protecteur, enrobe ce bout de paradis en mon cœur, fusion, c’est bon, si bon. Je prends mon temps et mes dents y pénètrent, dents blanches tachées de sombre, beurre, sucre et chocolat, mon sang à moi. Mâcher, danse sensuelle d’une mâchoire abîmée, hachoir à beurre, bavoir de sucre, avoir le chocolat qui coule dans ma gorge, liquide amer et merveilleux. Je prends mon temps et ne ferme pas les yeux, ne surtout pas fermer les yeux pour savourer, ne pas y penser trop, savourer en aveugle non aveuglé, associer, associer voilà la clé.

Je me souviens de ce jour de mai l’an dernier où à Wedding, sous un prunus en fleurs, j’attendais l’heure d’entrer dans mon appartement, remise des clés. Sous un prunus en fleurs, attablée au Schraders, j’attendais l’heure, Mathieu à mes côtés. Sous un prunus en fleurs, par un jour de printemps, en chaleur j’attendais l’heure, Mathieu à mes côtés m’offrait un verre pour célébrer, un ABBA au Schraders, Apfel, Birne, Banane, et j’usais de mes bizarreries synesthètes pour graver l’instant dans mes sens. Pour qu’à jamais les jours de printemps en chaleur aient pour moi un goût d’ABBA sous un prunus en fleurs.

Ce soir je tente la même expérience. Mathieu est là, au barbecue un peu plus loin, Marie l’a rejoint, mon beurre, mon sucre, et je choisis Léa, mon chocolat, pour être à mes côtés. Son odeur, sa beauté, comme point d’encrier à ce souvenir sensé, sensuel, sens en éveil. Perchés en haut du Teufelsberg, la forêt drue nous sépare de Berlin, nous rapproche aussi finalement, ainsi le vert s’est infiltré dans la ville, s’est étalé sous nos pieds, nos fesses, tout se tient, et nous aussi, un peu plus proche du ciel, face à la Fernsehturm, face aux autres et donc face à nous-mêmes, sur cette couverture rouge, coucher de soleil, le bruit du barbecue qui crépite encore, le silence des hauteurs, le calme naturel, Léa, moi, sur cette couverture rouge, les yeux ouverts, grands ouverts sur Berlin, et le goût du beurre, du sucre, du chocolat, son goût à lui, à elles, mes ailes à moi. Pour qu’à jamais dans ma chair les douces soirées de juin aient le goût du réconfort sucré, l’odeur d’amants blessés, la couleur verte du soleil qui se couche, se reflète dans la tour là-bas qui veille, qui veille sur moi, sur nous, sur le mariage du beurre, du sucre, du chocolat.

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Auteur·e

julietirard

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