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Regard bleu

Il y a quatre chaises. Devant nous quatre chaises, derrière nous quatre chaises, partout quatre chaises alignées. Je suis assise sur la deuxième chaise en partant de la gauche, troisième en partant de la droite et devant moi, à trois rangées de chaises, l’estrade, et sur l’estrade ce regard. Ce visage tourné dans ma direction. Ces cheveux bruns. Ces yeux bleus mais un voile. L’alcool ? L’hiver ? Sur l’estrade ce regard. Franc, froid et chaud en même temps, fixe et décidé, un regard qui ne m’est pas destiné. Non. Légèrement plus à droite. À sa gauche mais à ma droite. Ce regard tombe sur ma voisine, sur le visage de ma voisine qui, elle, regarde le musicien à notre droite, presque derrière nous. Il joue de la guitare, chante une chanson, dans la salle on sourit, c’est beau et un peu kitsch – très kitsch – il chante du Yves Montand, il a une voix d’opéra, très belle, mais sous les colonnades, c’est un peu… Kitsch. Ma voisine ne le quitte pas des yeux, elle ne sourit pas mais le coin de sa bouche frémit, elle aimerait sourire mais elle n’ose pas, quand on sourit le rire n’est pas loin et derrière lui le fou. Sa bouche frémit, peut-être sent-elle le regard accroché à sa peau ? Celui qui la surveille depuis la scène ? Car il la surveille, il la fixe. Il veut voir si elle va sourire. S’ils partageront un rire plus tard, autour d’un verre de vin peut-être, le rouge n’est pas très bon ce soir, fond de cave, le traiteur n’a pas prévu assez de bouteilles. Il épie le sourire qui ne vient pas puis se voile à nouveau. L’alcool ? Les médicaments ? Il est si concentré qu’il ne cille pas, ne s’envole pas vers moi, il ne me voit pas l’observer derrière la dame aux cheveux gris et son chapeau. Une mèche de cheveux glisse lentement vers son visage, la femme sur l’estrade ne la sent pas, ou peut-être la sent-elle mais elle ne veut pas détourner le regard, elle ne veut pas quitter ma voisine des yeux. Suis-je la seule à l’avoir remarquée ? Suis-je la seule à projeter, fantasmer, rêver la relation qui les unie ? Car même si l’alcool, même si les médicaments, même si le trac de la scène et le chanteur jeune et vieux à la fois, il est étrange que cette femme, là, sur scène, en charge d’animer la soirée, cette femme que l’on connaît bien, qui rit fort et fume des cigarettes aussi longues que ses cheveux de jeune fille, il est étrange que cette femme ne regarde ni son public, ni le chanteur, ni même l’ingé son. Il est étrange qu’elle fixe cette autre femme, son amie, une amie de longue date, qu’elle la fixe en guettant son sourire, pour se rassurer sans doute, se dire que la soirée a pris, prendra, qu’on la félicitera demain, c’était une bonne soirée, bravo, avec tous ces rebondissements, l’invité de dernière minute, l’auteure qui a annulé, et l’autre qui a manqué nous faire un choc allergique, il faudra vraiment changer de traiteur en 2019, vraiment, bravo, non, ce n’est pas seulement pour se rassurer. Cette brume dans ses yeux ce n’est ni l’alcool, ni les médicaments, ni le trac, c’est l’apparition sur sa rétine de pensées secrètes, secrètes parce qu’intimes parce qu’interdites, révélées par l’alcool, les médicaments, le trac oui peut-être, mais ce n’est pas seulement le désir de voir l’autre sourire, c’est le désir de partager le sourire de l’autre, c’est l’envie d’être la cause du sourire, c’est l’envie de sourire parce que l’autre sourit, c’est le désir de l’autre. Ma voisine applaudit. Le chanteur s’incline, applaudit lui aussi (l’ingé son, le flûtiste), je tourne la tête mais le chapeau gris. Je ne verrai rien du soulagement, du sourire, de la tristesse heureuse de voir l’autre heureuse et de n’y être pour rien. Je ne verrai rien de tout cela et tant mieux. Souvent le fil de mon imaginaire me convient mieux.

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Auteur·e

julietirard