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Qu'est-ce qu'une danse d'adulte

Elle était allée à ce concert pour se changer les idées. Pour changer d’air. Depuis qu’elle a tout quitté pour vivre de son art, les journées à la maison sont longues. Parce qu’elle n’a pas l’argent pour louer un bureau en plus d’un appartement, l’appartement s’est fait bureau. Parce qu’elle aimerait que et son lit, et sa table soit sous la fenêtre et que ce n’est pas possible, il a fallu choisir, et pour l’instant c’est le lit, parce que ça l’aide à se réveiller le matin d’ouvrir les rideaux et de se rallonger dans le soleil. Vraiment dedans. Du coup ce sont des heures durant à bosser sur le canapé, parce qu’il faut que ce soit près de la fenêtre. Sur la table s’est accumulé un bordel monstre, câbles divers, culottes sales, crème pour le corps, et tout ce qu’elle transvase d’un sac à main à un autre. Des heures durant sur son canapé, qui est aussi son lit, dans son petit, tout petit appartement, il fallait qu’elle prenne l’air. Elle est allée à ce concert parce qu’elle savait que certains de ses anciens amis y seraient. Ce serait agréable de dire bonjour, de prendre des nouvelles, de se mettre à jour des mariages, naissances. A quel moment cela avait-il changé ? A quel moment les enfants qu’ils étaient encore il y a si peu de temps étaient devenus des parents ? Elle n’avait encore été invitée à aucun mariage d’amis proches, dieu merci aucun enterrement de vie de jeune fille au programme, mais elle avait prit l’habitude de faire le point : ça va, oui ça va et toi, oui ça va, et sinon t’es enceinte ? Comme ça, brusquement, histoire de savoir d’emblée, direct. Avec quelles copines on n’irait plus se saouler le week-end pour oublier la semaine, avec quelles copines on ne pourrait plus aller au cinéma parce qu’un bébé au cinoche, c’est galère. Elle était allée à ce concert, avait bu quelques bières, discuté, beaucoup, avec beaucoup de monde, beaucoup d’inconnus, agréable. Elle avait échangé des regards avec un inconnu. Un bel inconnu conviendrait tout à fait, mais le hasard des discussions, des allers et venues dans ce dédale de béton –une soirée à Berlin, dans une cave abandonnée, pour être original, ne leur avait pas permis de se parler. Dommage. Il était une heure, ses amis étaient partis, mais elle ne s’y résolvait pas. Elle ne voulait pas rentrer tout de suite. Elle était sûre que son canapé n’avait pas fini de reprendre sa forme, il y avait sûrement encore la trace de ses fesses marquées dans le cuir. Combien, sept heures de boulot sur l’ordinateur aujourd’hui ? Une pause repas devant l’ordinateur elle aussi. Non, vraiment, elle voulait être ailleurs encore un peu. Alors elle emprunta le labyrinthe de béton et se retrouva dans cette fameuse salle de concert. Où la musique était si forte qu’on ne pouvait pas discuter. C’est pourquoi le vestiaire était plein de gens sans manteaux, qui discutaient.

Elle se mit au milieu de la foule. Le bel inconnu était là, un peu plus loin, il discutait avec des amis. Elle n’arriverait pas à saisir son regard, tant pis, une autre fois. Elle regarda la scène, trois garçons, deux synthé, une batterie. Son corps se mit à se mouvoir, par réflexe, on a tous ce réflexe-là. Et puis elle se mit à bouger pour de bon. C’était le son du synthé, le son du synthé était si bon. Il se dégageait de ce synthé la chaleur des « à l’époque du », une époque où elle n’était pas née d’ailleurs, fin 70, début 80 ? Elle se mit à bouger pour de bon. Comme les autres autour d’elle. Ses bras dans un sens, ses jambes dans l’autre, son bassin. Et plus elle regardait les autres autour d’elle, plus elle se disait qu’il y avait un âge dans la façon de danser. Dans sa façon de danser ce soir-là elle se sentait plus âgée, plus adulte. Elle se dit que si elle s’était vue danser comme ça quand elle avait quatorze ans, elle se serait trouvée franchement ringarde. Elle se faisait penser à sa mère, et tous les amis de sa mère quand on dansait au nouvel an, il y a longtemps. A l’époque où ses parents organisaient des fêtes pour le nouvel an. Dans cette salle de concert des danses de vieux, des bassins, des bras dans tous les sens. En fait de vieux, des danses de gens qui s’en foutent. Qui s’en foutent d’être regardés, jugés, qui n’ont rien à prouver à personne. Le contraire absolu de l’adolescent complexé. Elle adora ce moment. Elle adora ces synthé, elle adora sa danse d’adulte décomplexée. Elle dansa, simplement, un long moment. C’était bon. Vraiment bon. C’était bon de se trouver. D’avancer en sachant, enfin, qui on est.

Illustration : Licence CC sfu.marcin

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julietirard