Crédit:

Pourquoi je hais ce brouillard berlinois

Alors quand la journée déçoit, noyée dans un brouillard humide
©Le Berlinographe

Il y a quelque chose de l’ordre de l’exceptionnel, du magique, à vivre de nuit à Berlin. Passé 1 heure, la fatigue a beau se rappeler à mes yeux, à mes jambes, aux frissons sur ma peau, il m’est impossible de gagner mon chez moi, de renoncer à cette nuit. De la même manière qu’il ne me viendrait pas à l’idée de me coucher à onze heures du matin, je me sens ridicule quand je pense à mon lit à deux heures du matin. Comme si j’allais louper quelque chose, la magie d’un ailleurs. Comme si une porte s’était ouverte, sur un autre lieu, un autre temps. Combien de fois ai-je rencontré des gens passé deux heures du matin, ai-je ressenti des choses étranges passé deux heures du matin. Les émotions sont plus fortes, les rencontres plus directes, le silence ne tait pas, mais révèle les sentiments. Une rencontre dans un bar presque vide, une discussion dans un taxi, et surtout, surtout, les bus de nuit. La nuit à Berlin rapproche les êtres. Ce soir j’ai vu mon premier renard.

Alors quand la journée déçoit, noyée dans un brouillard humide depuis six jours, la nuit se fait charmeuse, pleine de promesses. Le gris disparaît au profit de lueurs électriques, mystiques, nostalgiques, de fantastiques souvenirs se rappellent à mon cœur et je rêve de m’y fondre, j’oublie le jour, dégoûtée par ce brouillard humide, je refuse d’y entrer et aspire à quelque chose de plus beau. Sauf qu’au pays du discount l’exceptionnel ne se vend pas à prix bas, on ne le trouve pas en soulevant des verres, surtout, il déteste qu’on le cherche.

Je rumine cette idée ce matin, la tête dans un sceau, ma main cherchant ma bouteille d’eau, et j’entends Berlin rire de moi. Je recrache le brouillard froid qui a pris mon cœur en otage, voilà six jours, comme il a pris la ville. Il flotte devant moi et lui aussi se joue de moi. Il s’est fait maître de mon cœur, révélateur d’une solitude hivernale bien trop froide, le dirige, me plongeant droit au fin fond de ces nuits berlinoises où se rencontrent les âmes solitaires, autrefois solidaires, en quête de douceur, de chaleur, d’une caresse. Jamais je n’avais senti cette mélancolie aussi fort qu’à Berlin. Jamais je n’avais rencontré autant d’âmes malheureuses, prisonnières d’un spleen qui paraît éternel, tonneau des danaïdes, empli d’alcool, de drogues diverses.
Je m’assois sur le carrelage de ma salle de bain, recouvre la vue, mes yeux brûlés par la lumière noire des miroirs que sont pour moi ces frères solitaires, croisés cette nuit. Ces garçons malheureux, accros à tout ce qui embrumera leur tête, je fuis le brouillard, ils le cherchent. Nous ne pourrons nous accorder.

Je me souviens le bonheur de les retrouver pourtant, serrés les uns contre les autres, les coudes sur le bar, l’odeur acide des cigarettes, les basses, beaucoup trop fortes, le brouhaha des cris, les yeux ahuris, les briquets qu’on allume. Le sentiment trop court que je ne suis plus seule, l’envie profonde qu’on me serre fort, de sentir le poids d’un corps contre le mien. Illusion naïve de vouloir reconstruire quelque chose avec les bouts de cœurs brisés qui nous blessent un par un. Je me souviens avoir souri, beaucoup, et plutôt que de me laisser bercer par le temps qui avance doucement, je me souviens avoir cherché quelque chose, désespérément, dans les yeux de l’un, dans les mains de l’autre. Mon cœur blessé saignant toujours, je me lançais dans la réparation des autres, je me suis faite chef des urgences, mon sourire, mes yeux d’enfant, mes doigts tout collants, mes lèvres roses, j’ai voulu panser les plaies, à toute allure, de ces garçons qui m’entourent, me sourient, se rapprochent, trop proches, une rose dans une main, je m’extasie, on m’embrasse dans le cou. Brouillard, encore. Je ne sais plus finalement qui était là dans ce bar, ni Mathieu, ni Martin, ni Cross. C’est Max qui m’a ramenée, m’a déposée dans mon lit avant que le jour se lève, et a ramené ma rose. Elle trône là devant moi. Amère. Je me rends compte qu’elle remplace une autre rose, jetée deux jours plus tôt. Je me rends compte que je n’ai pas acheté une seule de ces roses, mais qu’elles me le font payer tous les jours. Quand le brouillard humide fouette ma peau nue, rendant plus difficile encore mon errance, je marche sur les morceaux brisés des cœurs que j’ai broyés la veille. Parce que je ne répare personne, je brise, innocemment, mais je broie, naïvement j’y crois, la nuit n’est plus mon amie, les garçons ne sont pas mes amis. Et je hais ce brouillard berlinois qui me broie moi. Me perd. Dépression saisonnière.

Partagez

Auteur·e

julietirard

Commentaires