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Pas un ange

C’est une chambre avec vue.

J’ouvre la porte de la chambre, je vois la vue.

Entre la vue et moi, une étroite fenêtre, double fenêtre, quadruple car doublée en largeur également. Et puis un balcon où tenir les deux pieds parallèles, rien de plus. De quoi prendre une photo, la vue en photo, le soleil du matin qui rase et le soir, les couchants.

La vue est belle mais floue à travers la double vitre sale.

Le sol est gris, presque noir, une moquette. Comme à l’hôtel. Les meubles comme à l’hôtel. En bois cheap avec pieds noirs ajustables pour ne pas que ça tangue (trop). Le fauteuil en faux cuir n’est pas confortable. J’y pose mes trois pelotes de laine pour l’adoucir.

Le lit est immense mais une seule couette, une place, minuscule, ridicule dépliée, je la replie, replace l’oreiller.

Les lampes de chevet sont fixées au mur rouge Cuisinella. Trop loin du lit pour tricoter pour lire pour écrire, elles éclairent le cube table de nuit mais pas le lit, je me fais mal aux yeux quand je lis, les yeux secs se ferment plus vite, au moins j’ai une raison pour éteindre, dormir.

Sur le bureau vissée une longue lampe de. Aluminium brossée, la lumière est jaune douceur soleil ça fait du bien. Et puis un téléphone.

Le numéro est imprimé collé dessus.

On pourrait m’y appeler gratuitement.

De France.

Du Sud de la France.

Avant de partir j’ai dit : je sens que si j’y vais, là-bas dans la chambre avec vue

Seule dans la forêt

Au bureau à regarder la vue

À colorier des couchants

À danser entre la porte de la salle de bain et celle de la chambre

Si j’y vais j’appellerais.

Le premier soir je pose le téléphone dans le coin, sous la voûte.

Une araignée me pique dans le cou. Ça gratte et puis ça passe.

Le troisième jour Allô à l’autre bout.

Je dis : allô c’est moi. C’est Julie. Ma voix déraille, ça tremble mes doigts mes lèvres.

OUI. À l’autre bout. Ça crie OUI.

Dans ma tête en boucle cette réplique de Lorelei à Luke saison x épisode y : Rory called.

Julie called.

Et moi je dis, « c’est ce jour, c’est aujourd’hui. » Ça ne veut rien dire et pour moi tout. C’est aujourd’hui. Aujourd’hui je ne sais plus quel jour, la date pas importante, mais ce repli dans le ventre qui crie OUI. Ça crie OUI ici, OUI là-bas et ça parle.

Le téléphone reposé sous la voûte et sous les araignées.

Le bureau se décale facilement, la moquette. Sans bruit. Sans rien renverser des chopes de thé qui s’accumulent.

Le placard encastré de bois blanc et bois forêt à l’intérieur. Mes robes s’y sentent bien. Mon pull marron s’y camoufle. Je referme la porte et je ne vois plus rien. Assise dans le placard la tête dans les mailles, je rêve.

La nuit des réveils en sueur et lumières de chargeur que je hais.

Toutes les nuits à cette heure peut-être la même et sans doute différente (je ne regarde pas), le cœur qui bat à mille et les deux yeux qui grattent, l’angoisse de retourner au sommeil et nulle part où aller si ce n’est cette fenêtre, cette fenêtre et cette vue.

La moquette rend la danse difficile. Pirouettes freinées ça crisse sous la plante du pied, même avec la chaussette, la laine crisse et aussi mal que la moquette, je ne tourne plus. Danser sans tourner, sans passé, sans grand jeté, ça ne vaut pas le coup, je lis.

Je regarde la vue.

Je peins.

Mon corps Klein sur le mur, trempé de peinture ciel et dans les mains des feuilles brûlées ramassées sur le toit, sur le balcon où ne tiennent que mes pieds et une pousse de hêtre sortie des pierres. Un arbre pousse au deuxième étage, il prend de l’avance dans la hauteur. Je rentre.

Mon corps nu roule sur la moquette qui s’imbibe, qui squitche, bientôt je tournerai ça glissera.

Mon corps jeté contre les murs comme avant, autrefois en colère aujourd’hui en couleur. Je baigne dans la peinture et ça goutte de moi, ça goutte de tous mes poils, pubis, aisselles, ça goutte.

Allongée comme les anges sur le lit.

Je ne suis pas un ange.

Je ne vous offrirai pas le salut.

Ces phrases écrites et répétées, écrites et répétées, comme un signe. Cette traduction anodine, comme un signe.

Je ne suis pas un ange. Dit l’héroïne à cet homme vil qui souhaite être sauvé.

Pas de hasard.

C’est dans la pièce aussi : un si gros hasard ne peut être un hasard.

Je médite sur la question.

Je tricote le fauteuil dans la nuit, de laine rose, les trois pelotes y passent, puis mes poils, puis mes pulls, je détricote les pulls pour tricoter l’écran, pour tricoter les touches, pour que quand j’écris Je ne suis pas un ange, le personnage le répète une dizaine de fois, pour qu’à chaque fois ça soit plus doux et que mes doigts ne s’écorchent pas sur ma peau.

La chambre tricotée d’amour 100% mérinos pue la peinture et les murs bleus et la moquette blanche et le fauteuil recouvert de laine rose, tricoté dans la nuit dans une de ces nuits sans lune éclairée au chargeur du moniteur écran.

Je mange le bureau pour ne pas crier.

Mes dents plantées dans le bois et ma gorge qui dit : « je ne suis pas un ange » et teste le son et teste la voix, pense à la comédienne qui lira, qui dira, qui scandera Je ne suis pas un ange je ne vous sauverai pas.

La fenêtre avec vue. Le toit.

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Auteur·e

julietirard