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Parce qu'il avait trop bu

Il avait trop bu. Il avait vraiment trop bu. Ses muscles s’engourdissaient peu à peu. Lui qui dansait il y a dix minutes, s’était assis il y a cinq minutes et s’enfonçait maintenant dans le canapé. Il continuait à taper des mains sur ses cuisses mais même cela était devenu difficile. Un concert de jazz manouche, voilà où il s’était rendu ce soir en sortant du boulot. Avec des copains, ses copains de toujours, ses copains de Berlin, ceux qu’il avait connu en arrivant huit ans plus tôt. Huit ans ? Douze en fait. Douze ans… Ses copains de bière, ses copains de club, ses copains de drogue, ses copains qui avaient eu des enfants, qui s’étaient mariés, qui avaient divorcé, buvaient trop eux aussi. Ses copains qui dansaient maintenant. Il avait trop bu. Enfin pas tant que ça, des bières à l’apéro oui, un « kurz » en arrivant. Des bières, combien, trois, cinq ? Et puis il avait terminé les cocktails des copines de ses copains. Si, il avait bu. Trop bu.

Mais il souriait. Jazz manouche. Les lumières balayaient les visages des gens, tous souriaient. Tout le monde souriait autour de lui, tout le monde dansait. Il n’y avait qu’un canapé. Et qu’un homme assis dessus. C’était lui, enfoncé dans ce canapé défoncé, une bière vide à la main, qui secouait la tête par réflexe, le pied par réflexe, se laissait porter par la guitare manouche, la bonne humeur des gens, il se laissait bercer, quand il vit son visage. Il s’était mis à penser à elle sans vraiment le remarquer. Les couleurs sans doute. La lumière douce lui rappelait le blond de ses cheveux. Elle était venue au café cet après-midi. Son livre sous le bras. Comme le week-end dernier, et le week-end d’encore avant. Elle avait noué ses cheveux quand la brise s’était mise à souffler. Il l’avait regardée depuis son magasin de disques en face de ce café où elle venait presque tous les jours, depuis trois, cinq semaines peut-être. Parfois, quand il était dehors à fumer une cigarette, elle lui faisait un signe. Elle l’avait remarqué. Elle était même venue au magasin une fois. Il lui avait demandé ce qu’elle écoutait comme musique. Elle avait paru gênée. Du jazz. Je suis pianiste. Il n’avait jamais aimé le jazz, il n’avait jamais rien compris au jazz. Pourtant il vendait des disques. On attendait de lui qu’il aime le jazz. Comme on attend d’un agrégé de philosophie qu’il aime la musique classique. Il y a des cases comme ça dans lesquelles l’individu se doit de rentrer. Un vendeur de disques, surtout d’un magasin réputé à Berlin, se devait d’aimer le jazz. De s’y connaître un peu. Sauf qu’il n’y connaissait rien et ne cherchait pas à changer cela. Il aimait Bjork, il aimait les Rolling Stones, il aimait John Lee Hooker. Pas le jazz c’est tout. Alors il s’était trouvé pris de court, il n’avait pas su quoi répondre à cette pianiste de jazz aux cheveux blonds. Cette fille qu’il regardait prendre son thé au gingembre presque chaque jour depuis trois semaines, cinq peut-être. Il s’était surpris à bafouiller, à rire bêtement, il avait dit je te laisse regarder et il était parti dans l’arrière-boutique. Il s’était caché là, il l’avait observée sur le moniteur de la caméra de sécurité. Il l’avait vue faire quelques pas, effleurer des doigts quelques vinyles au hasard. Elle avait attendu, elle avait guetté son retour, puis elle était repartie. Elle était repartie, chez elle sans doute. Pas très loin, pensait-il. Quand on vient lire au même café tous les jours ou presque, c’est qu’on n’habite pas très loin. Il avait trop bu et il pensait à elle, il pensait qu’elle aurait sans doute aimé venir à ce concert de jazz manouche. Mais peut-être n’aimait-elle pas le jazz manouche ? Combien y avait-il de sortes de jazz d’abord ? Attendait-on d’un pianiste de jazz qu’il aime tous les jazz, comme on attend d’un vendeur de musique qu’il n’aime pas la pop commerciale ? Il se demandait si elle serait là. Il s’était demandé s’il la croiserait en venant ce soir-là. Il ne connaissait pas son prénom. Il lui faisait signe depuis le devant de sa boutique depuis cinq, six semaines déjà, et il n’avait jamais pu lui demander son prénom.

Il s’appelait Alex. Elle avait entendu un de ses employés l’appeler un matin alors que sa fenêtre était ouverte. Ca faisait trois, quatre semaines peut-être qu’elle avait remarqué ce vendeur en bas de chez elle, sur le trottoir du coin à l’angle, entre la pharmacie et le Café des Géants. La première fois qu’elle l’avait vu c’était aux premiers jours du printemps. Elle avait entrepris de remplacer toutes les plantes qui avaient gelé au plus froid de l’hiver. Il avait fait froid cet hiver. Trois semaines sous les moins quinze degrés, même les plantes les plus vaillantes n’avaient pas supporté. C’était le 2 avril, il faisait beau, le vent qui soufflait était chaud, alors elle était descendue au supermarché et avait acheté de la terre, elle était passée chez le fleuriste et avait acheté des pensées, des tulipes, et, sur son balcon, elle avait entrepris de fleurir à nouveau sa vie. En levant la tête, en relevant une mèche qui lui tombait sans cesse dans les yeux, son regard avait accroché la cigarette jetée avec agacement par ce grand mec là-bas sur le trottoir à côté de la pharmacie. Sans vraiment le vouloir elle avait guetté sa sortie un peu plus tard, et il était ressorti, une autre cigarette, dix minutes tout au plus après la première. Il faisait beau, chaud, personne n’entrait dans sa boutique. Lui-même préférait rester dehors, à fumer des moitiés de cigarettes sur le trottoir. Puis elle s’était surprise à le guetter depuis son balcon du cinquième étage, un grand immeuble ancien. Elle se disait qu’en restant près de la façade, il ne pouvait la voir, même en levant les yeux au ciel. De toutes façons en levant les yeux au ciel il aurait pris le soleil en pleine figure, elle se sentait en sécurité. Au début du mois de mai elle s’était mise à lire en terrasse, au café, juste en face du magasin. Elle voulait croire qu’elle ne venait pas pour lui. Qu’elle venait prendre l’air entre deux répétitions. Qu’elle venait lire au soleil, comme elle l’avait toujours fait ado sur la terrasse chez ses parents. Elle aurait pu lire au soleil sur son balcon. Sauf qu’assise sur son balcon, elle était trop haute pour voir l’entrée du magasin. Alors elle descendait sur la terrasse du Café Chat noir. Elle avait acheté des lunettes de soleil. Elle voulait croire que c’était pour protéger son regard des rayons qui faisaient pleurer ses yeux trop clairs, elle voulait croire qu’il n’était pour rien dans sa décision de lire au soleil, à la terrasse du Chat noir, lunettes vissées sur les yeux. Mais chaque soir, elle remontait chez elle et elle se rendait compte qu’elle ne savait pas le moins du monde ce qu’elle venait de lire. Quand elle jouait des notes qui ne voulaient rien dire. Quand elle regardait le soleil se coucher et entendait la grille du magasin se refermer, elle poussait un profond soupir. Elle entendit ce même soupir s’évader de ses lèvres rougies. Elle avait trop bu. Elle ne buvait jamais. Pourtant ce soir elle avait trop bu. C’était l’anniversaire de sa copine, sa copine de Berlin, sa copine de yoga, de cinéma, de balades en vélo près des lacs. Alors elle avait suivi la troupe dans ce bar, puis dans cet autre bar, et pour finir elle les avait suivi à ce concert de jazz. Elle n’aimait pas aller à des concerts de jazz. Elle ne pouvait jamais vraiment profiter de la musique lors d’un concert de jazz. Elle comparait sans cesse son travail, ses mains, son piano, ses mouvements, jusqu’à la présentation des morceaux, et même la puissance des applaudissements. On lui avait promis qu’il n’y avait pas de piano. Elle avait voulu dire que ça ne changeait rien mais elle ne l’avait pas dit. A quoi bon. C’était décidé. On allait au Keller écouter du jazz manouche. Elle avait trop bu, deux vodkas pommes, c’était beaucoup trop. Ses muscles s’engourdissaient peu à peu. Sous l’effet de la cigarette elle se sentait nauséeuse. Elle ne fumait pas. Elle était bien la seule qui ne fumait pas. Alors elle fumait quand même. Pas le choix. Elle sentit son estomac se soulever peu à peu, ses jambes trembler, elle ne tenait plus debout, s’asseoir, s’asseoir mais où. Là-bas, elle devinait un canapé entre les jambes de tous ces gens qui dansaient. Dans la chaude lumière jaune oui, un canapé défoncé. Un seul. Et un seul homme assis dessus. Elle s’avança, s’excusa, pardon, pardon, merci, et s’effondra sur le canapé.

Il avait trop bu. Il avait fermé les yeux. Sa tête tournait moins comme cela.
Elle avait trop bu. Elle ferma immédiatement les yeux, trop peur que l’homme engage n’importe laquelle des conversations. Elle serra son gilet autour de sa poitrine, sa tête glissa lentement vers son épaule. Il sentit son cœur rater un battement. Son parfum. Il sentait son parfum. A travers la fumée de cigarette, il sentait son parfum. Un parfum de mûre, il l’avait senti quand elle était entrée dans sa boutique ce jour-là. Il l’avait senti les quelques fois où il était passé derrière elle en terrasse, s’acheter un café au bar avant de retourner dans sa boutique. Il avait senti ce parfum délicat et doux, un parfum qui avait la couleur de ses cheveux. Chaud. Doux. Il pensait trop à elle. Voilà qu’il sentait son parfum. Demain il irait lui parler. Demain il lui demanderait son prénom. Il lui dirait qu’il n’aime pas le jazz et qu’il est désolé. Il lui proposerait de s’asseoir avec elle. Il lui demanderait de quoi parle ce livre qu’elle semble lire et relire encore. Il ne lui parlerait pas de son parfum, mais il le respirerait encore et encore, jusqu’à l’avoir dans la peau, pour ne plus bégayer comme un idiot chaque fois qu’elle poserait ses yeux sur lui. Chaque fois qu’elle remonterait une mèche de ses cheveux. Elle était trop fatiguée pour partir, trop engourdie pour se lever, prendre un taxi. Elle resterait un peu là, tant pis, sur ce canapé, près de cet inconnu sur qui elle refusait de poser les yeux. Elle avait peur d’être malade si elle ouvrait la bouche. Elle pensait à lui. A Alex, le vendeur de disques. Propriétaire de la boutique. Elle se demandait ce qu’il aimait comme musique, elle se demandait s’il aimait le jazz. Elle se demandait s’il aimerait sa musique. Elle se demandait si un jour il écouterait sa musique. Demain elle irait le voir avec un Cd. Elle lui demanderait s’il y a un coin dans sa boutique pour en déposer quelques uns, peut-être, qui sait. Elle l’inviterait à son concert le mois prochain. Oui, demain elle irait, demain elle l’inviterait à son concert le mois prochain. Demain. Elle rêva encore à son visage. Elle fit défiler sous ses paupières les images de ce grand maigre aux moitiés de cigarette. Elle souriait à demi, oui, demain elle irait. Il la regarda sourire. Paralysé sous les battements d’un cœur emballé, il regardait ses cheveux couler délicatement sur ses joues, il regardait son sourire apaisé. Pour rien au monde il ne voulait la réveiller. Pour rien au monde il ne voulait se réveiller, elle, près de lui, un rêve. Alors il ne bougea pas. Ne se leva pas. Il restait là. Il la regardait dormir entre ses yeux mi-clos. Demain oui demain il irait lui parler. Parce que cette fille là, il le savait, il aimerait la regarder dormir encore et encore. Il la regarderait dormir toute sa vie s’il le pouvait.

Illustration ©Chloé Desnoyers

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Auteur·e

julietirard