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Parce que la drogue donne et reprend, surtout reprend

devant l’ordinateur, consommant son plaisir-minute, cette jouissance-minute, du fast-enjoy à revendre.
©Le Berlinographe

Je tombe dans mon fauteuil, essoufflée, 5 étages absorbés en courant presque. Enlève mes chaussures, mon bonnet, attrape mon carnet, écrire, écrire pour ne pas oublier. Son visage, ses mots, ma terreur. Ecrire.

Trois heures plus tôt. Prenzlauer Allee. Dans son appartement de bois et de livres Allan sourit, me ressert un verre de vin, s’enfonce dans le canapé, inspire la fumée de sa cigarette. Je souris à mon tour, doucement, avale une gorgée rouge, lentement, et cherche une réponse dans ses yeux. Pourquoi suis-je venue jusqu’ici ? Ce livre il aurait très bien pu me l’apporter au restaurant demain, inutile de venir le chercher. Je voulais le voir de plus près je crois, ce garçon entraperçu jusqu’ici sous la fumée noire du Berghain. Or, ce que je vois dans ses yeux ne me satisfait pas. Je connais ce regard, un regard bon, d’un homme intelligent, où brille toutefois la flamme de quelque chose de mal, de malsain, la flamme de la folie, celle de ne plus faire partie du monde tangible. Nous partageons un canapé, c’est tout. Un canapé pour seule réalité commune.

-Imagine Berlin comme un club gigantesque où te perdre dans chaque ruelle

Imagine ? J’observe plutôt. Observe depuis des mois, à leurs côtés, de nuit. A ses côtés à lui je vois de l’intérieur, observateur soudainement infiltré. Ivre de cette bouteille de vin, ni bon ni mauvais, j’écoute ses mots, guette les changements de ton, les vibrations, j’apprends, dangereusement mais j’apprends.
Mon cœur s’accélère au rythme des idées d’Allan, de plus en plus folles, et je panique, devant ce discours insensé, devant ses idées égocentrées, d’un homme qui se croit tout puissant (effet principal de la c. m’apprendra Max), un Dieu de la sensation, un pharmacien de la nuit, que rien n’altère, qui maîtrise, tout, soumis à sa seule pensée.

-Moi j’ai une conscience extrême de qui je suis tu vois, j’ai des valeurs, donc les effets sont limités sur moi. C’est l’important : savoir exactement qui tu es. A partir de ce moment là, pas de danger. Tu veux essayer quelque chose ?

Non Allan, je ne veux pas essayer quelque chose, cri du cœur emballé, pas ça, pas ce soir, et surtout pas avec toi. Et dans ma tête s’immisce l’indignation, discrètement elle enfle, je repense à Mathieu qui m’avouait il y a deux mois avoir trouvé Allan chez lui, dans un état à vomir. J’avais jamais vu ça Jule, j’ai hésité mais je n’ai pas appelé une ambulance. Je crois que j’aurais dû.

Au regard de ce que je sais, ce que je vois, n’essaie même pas de me convaincre, tu achètes, vends, revends, dealer tu es – profit ou non, dealer tu restes, et assumé. Je me fous de tes yeux, tes arguments, je ne juge pas d’habitude, nos pertes communes m’inspirent et me consument, mais ton discours m’écœure. Tu n’es qu’un vendeur de mort, comme dit Max. Et dire que je t’ai défendu. Vendeur de rêves qui finissent en cauchemars, car la drogue est pernicieuse. Telle le diable elle aide, contente c’est sûr, mais chaque fois qu’elle donne, elle prend, chaque fois qu’elle donne, elle reprend, contrat signé de la narine. Alors ne prétend pas aider, pitié, et regarde toi en face, regarde les autres en face. Surtout les autres oui. Je me réjouis de voir Martin heureux mais pleure de savoir d’où viennent ses sourires. Je n’oublie pas Mathieu, que je n’ose plus appeler ni voir, de peur de voir son corps se décomposer devant moi. Tous deux liés à toi ces derniers mois.

L’indignation, la colère ont comprimé la peur, et j’ai la force de sortir de ce canapé. Ainsi s’achève ma leçon de ce soir. Les mots se forment dans ma tête quand j’enfile mon manteau, mes chaussures. Je regarde mes pieds, contente qu’ils appuient sur le sol. Contente qu’ils ne creusent pas la terre, qu’ils ne glissent pas sur l’air, contente d’avoir un présent, et un futur. Je jette un œil dans le salon, Allan s’est installé devant l’ordinateur, consommant son plaisir-minute, cette jouissance-minute, du fast-enjoy à revendre. Bon sang regarde-toi Allan, piaffant d’envie, listant les excuses qui prendront ta place au travail demain soir, choisissant ton club pour les quinze prochaines heures, écoute-toi, toi qui me propose ça et ça, quand j’ai déjà dit non, trois fois dit non. Un dernier regard sur ton corps frêle, ton visage blanc et je claque ta porte. Regagne le tramway un peu plus loin, m’assois dans le froid. Si un jour la vie ne vaut plus la peine, alors je le jure à mon cœur, tout sauf ça. Tout sauf ça. Et ne me fait pas croire que je n’y comprends rien. Je crois plutôt que je comprends trop bien.

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Auteur·e

julietirard

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