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Parce que je suis Passion

 

Ce texte sera publié le 2 mars sur le site du webzine Girlshood dans la rubrique Regards Croisés. En attendant le voici en avant-première ;)

Je suis une femme de langue, j’aurais pu dire « de lettres », mais on aurait perdu une occasion de sourire, faussement outré.
Je dis langue car c’est mon amie Birgit qui me l’a soufflé l’autre jour : Sprache en allemand. Je m’intéresse à la langue, aux mots, aux double sens, aux sonorités, ce qu’elles impliquent, aux images portées, rapportées, j’ai même construit une pièce entière sur l’idée d’une poésie du son, volontairement indigeste, pour faire ressentir l’émotion par l’image, et non par le sens. La langue, grande orme sur le terreau du mot.
Je m’intéresse à ma langue, le français, et à l’autre, l’allemand. Celle qui m’enveloppe au jour le jour. Aujourd’hui je m’interroge sur un mot. « Passion ».

La passion, c’est avant tout la Passion du Christ, la souffrance du corps, de l’être tout entier, le don de soi pour quelque chose qui nous est plus grand. Patior, c’est souffrir, éprouver, rester passif donc, car dépassé. À la fin du XIIe siècle, passio devient actif au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe, Saint Augustin). Sentiment de l’âme oui.
Etre passionné c’est souffrir, mais c’est surtout se donner. Entièrement. Se laisser posséder par un autre, qu’il soit un être ou une cause, c’est avancer aveuglément, c’est accepter la non-maîtrise de ce qui est, viendra, l’incontrôlable, c’est rire et pleurer à la fois, c’est la peur, l’inconnu, le danger, c’est s’oublier.
Je suis une femme passionnée. Personne ne dira le contraire. Tout ce que je fais je le fais en donnant, mon énergie physique, émotionnelle, un morceau de mon cœur. Mon âme entière se consacre à la cause, à l’être, sans un regard en arrière, sans seconde pensée. Passion.

Dans mon profil okcupid –brutal retour aux choses terrestres je vous l’accorde, j’écris que je suis une femme passionnée. Leidenschaftlich en allemand. Birgit a ri. Elle m’a conseillé de l’enlever. « Je vois ce que tu veux dire, mais en allemand, leidenschaftlich ça sonne sexuel tu vois… » Voilà. En allemand on ne peut être passionné qu’au lit. Et puisque je suis française, ça sonnait un peu trop bien. On comprend mieux les 75 messages par jour d’un coup.
Mais je mets quoi à la place ? überraschend, vielseitig, comprendre surprenante, polyvalente…

En allemand on n’est pas « passionné ». De la même manière qu’on n’est pas amoureux. Parce qu’amoureux en français, c’est les étoiles dans les yeux, c’est le sourire aux lèvres qui ne s’en va plus parce que l’autre est gravé sur la rétine, c’est vouloir l’autre contre son corps toutes les secondes, c’est aimer déjà un peu.
« Verliebt » c’est être bien. C’est apprécier la présence de l’autre. C’est sympa. On « mag », on « hat jemand lieb », on aime bien quoi.

Comme si en allemand on prenait finalement les choses un peu trop au sérieux. Avant d’aimer il faut être sûr, vraiment sûr, vraiment, vraiment. Comme si en allemand on avait un peu peur de l’autre, de la folie de l’autre. La référence historique est trop facile, je ne la ferai pas, je constate c’est tout. Le risque n’est pas bon à prendre, se donner, sans contrôle, sans savoir, sans réfléchir, y aller et c’est tout, non. S’abandonner à la passion, au lit peut-être, et encore, il est de notoriété publique qu’un Allemand qui vous aime vraiment attendra le dix-neuvième date avant de vous proposer de monter chez lui.
Comme si la passion serait, en plus d’être dangereuse, avilissante.

On rit beaucoup, entre expatriées, françaises et autres d’ailleurs, du manque d’émotions allemand. Du manque de passion. Des copines dont les petits copains ne disent jamais je t’aime, ne sont pas très folies folies au lit, tapotent l’épaule amicalement pour réconforter. Cliché me direz-vous ? Eh bien pas tant que ça finalement. Exceptions il y a bien sûr. Loin de moi l’idée d’une critique.

Seulement la déception. De voir que dans mon pays adoptif, le terme qui me qualifie le mieux n’existe pas. En tant que femme de mots, difficile alors de me sentir moi-même.

Illustration : Anthony Easton, purple passion FSOD, Licence CC

 

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Auteur·e

julietirard

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