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Parce que Berlin n'est pas plus safe

Sous les carrés lumineux du gate...
©Le Berlinographe

(Dimanche) 7 h. Enfoncée dans le canapé du Gate, je ferme les yeux. Je hoche la tête, ma jambe s’agite, le rythme, la musique, et impossible d’oublier.

5 h. Sous les carrés lumineux du Gate, je transpire. Je danse depuis trois heures maintenant. Allers-retours dans les escaliers, Mathieu à mes côtés, et impossible d’oublier.

1 h 30. Descente du S-Bahn à Jannowitzbrücke, Mathieu m’attend dehors. Serrée contre lui, entre ses bras frêles, mon visage dans le creux de son épaule, je respire son parfum, essuie mes yeux sur son pull, le S-Bahn passe, repasse dans mon dos, et impossible d’oublier.

0 h 30. Assise dans un bar luxueux à Potsdamer Platz. Discussion animée avec deux réalisatrices australiennes. Conversation passionnante sur l’art, la création, ce qui nous assemble et nous sépare, et impossible d’oublier.

(Samedi) 23 h 30. Je marche sur le trottoir dans le vent sous la pluie. Un taxi s’arrête, on m’invite, j’ouvre la portière, soulagée, m’installe au chaud, mais impossible d’oublier.

23 h. Debout dans le Kino 1 de la Haus der Kulturen der Welt, j’applaudis à m’en brûler les mains. Ma première Berlinale, magique, le bon lieu, le bon film, la bonne personne, Marie, mais impossible d’oublier.

20 h. Debout dans le hall, j’attends Marie, nos places à la main, le regard dans le vide, car impossible d’oublier.

16 h. Assise dans mon fauteuil, café à la main, Léa et Cross en plein débat linguistique, je caresse les plis sur ma jambe, et impossible d’oublier.

13 h. Allongée dans mon lit, je fixe le plafond, les larmes aux yeux, je m’enserre dans mes bras, pense à la chaleur de Thomas quand je l’avais contre moi, mais impossible d’oublier.

5 h 30. J’éteins la lumière, ferme les yeux, essaie de dormir, mais impossible d’oublier.

4 h 30. Assise dans mon fauteuil, je fixe l’écran de mon ordinateur, me concentre sur les voix qui sortent des haut-parleurs, et sens mon corps qui tremble, qui tremble, qui ne peut oublier.

2 h 30. J’appelle pour la cinquième fois Marie avec mes doigts qui tremblent, entre mes sanglots, ma gorge nouée, elle décroche. Je raconte, mets des mots sur les larmes. Puis c’est la colère, la haine, les insultes, la surprise.
-Non Jule, t’es pas la seule. Moi aussi. L’année dernière. Mais c’était en journée. En mai.
-Quoi ?! Pourtant Berlin c’est sensé être safe, putain ! Jamais, jamais je n’ai eu peur ici, jamais je n’ai flippé en rentrant à la maison. Jamais ! Et putain, tu peux pas savoir comme je lui en veux pour ça ! Combien de jours il va me falloir pour plus avoir peur ? Combien ?!
-Je sais… Mais je ne crois pas que Berlin soit plus safe qu’une autre ville. Enfin, je veux dire, pour les femmes, je crois que ça ne change pas grand-chose.
-Oui. Voilà. Exactement. Plus safe oui, pour les mecs ! Pas d’emmerde, pas d’embrouille, pas de vol de téléphone. Mais nous, femme on est, objet on restera. À ne pas oublier.

2 h. Je remonte la Hasenheide. Dernier croisement, je vois ma porte à quelques mètres, puis plus rien. Sursaut. L’homme à deux mètres de moi, arrêté dans sa marche par le feu piétons vient de faire demi-tour et se rue sur moi. Son copain l’attend tranquillement. Je sens les pierres du mur dans mon dos, mes bras coincés dans ses mains, il me susurre du dégueulasse à l’oreille. Je sens ses doigts plantés dans ma fesse gauche. Je finis par le repousser, la gorge nouée je veux crier, mais je n’y arrive pas. Je me contente de le pousser encore, de toute ma haine. De mes yeux ahuris, je vois la surprise dans ses yeux, réflexe, je sors mon téléphone, et le vois s’écraser au sol. Tu fous quoi là ? T’appelles la police ? Son coude sur mon épaule, son pied sur mon téléphone, son sourire, son haleine. Sa main caresse ma joue. Je lis dans ses pensées. Du dégueulasse, toujours. Un vélo passe. Un homme sur un vélo. Libération. J’agrippe mon téléphone et me remets en marche, j’agrippe mes clés entre mes doigts, claque la porte du hall dernière moi, me précipite dans les 5 étages, ferme à double tour, m’effondre au sol. La marque de ses doigts sur ma fesse gauche.

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Auteur·e

julietirard

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