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Le vieil homme et la fille corail

La musique résonne dans ses oreilles. Il est resté debout, même s’il est fatigué de sa nuit, fatigué de sa nuit passée à rendre la monnaie à des gens qui n’auraient pas dû être au volant de toutes ces voitures qui ont besoin d’essence. Il déteste les dimanches matin. Il sait que sur tous ces gens à qui il rend la monnaie, tous ces gens qui achètent cafés, thés, bonbons pour se réveiller, un, au moins, n’atteindra jamais sa destination. Certains s’y prennent parfois à trois fois pour lui tendre assez d’argent, encore dans les brumes de la soirée de la veille. Qui n’en finit plus. Qui n’en finira pas. Il est midi, l’heure de rentrer faire la sieste. Il a mis son casque sur les oreilles, celui que lui a offert sa nièce à Noël. Un casque de marque Bose. Le meilleur paraît-il. Il n’en sait rien, mais ce qu’il sait, c’est que le son est diablement bon. Une fois qu’il pose ce casque sur ses oreilles, il sent la nuit s’en aller, il ne pense plus à tous ces gens bourrés au volant de leur voiture pleine d’essence à brûler, il ne pense pas non plus à la douceur du canapé qui l’attend, il vit la musique. Sa musique.

Il danse, ses jambes s’agitent, ses mains claquent sur ses cuisses. Il se retient de chanter. Parfois, il murmure ses paroles préférées, les refrains, en silence. Il a appris à faire ça en silence. Une fois il a coupé le son, continué à murmurer les paroles, et attendu de voir si on l’entendait chanter, ou si ce n’était que dans sa tête. Il a appris à prononcer les mots sans que le moindre son ne s’échappe de ses lèvres. Il aurait pu être un très bon chanteur de play-back. Un chanteur non, il n’a pas du tout une belle voix, mais en chanteur de play-back il aurait cartonné.

Elle va à l’aéroport. Toute corail, avec des fleurs dans les cheveux. Pas des vraies, un de ces chouchous qu’ont les filles, parés de toute sorte d’artifices. Elle porte ces chaussures qu’il a achetées à sa nièce pour Noël. Cette marque juive, Ben Simon. Il ne se rappelle plus très bien. Ce dont il se rappelle c’est la couleur criarde de ces chaussures plates. Rose corail, saumon. Rose brutal. Elles n’avaient pas coûté trop cher heureusement, moins cher que le casque Bose c’est certain, mais c’est tout ce que lui avait permis son salaire d’employé à la station-service. Des chaussures plates, horriblement inconfortables, à la couleur criarde. Mais sa nièce les adore. Par chance. Elle n’a pas mal aux pieds paraît-il. Tant mieux.

Elle va à l’aéroport. Pas lui. Elle serre une grosse valise entre ses jambes maigres, sous ses lunettes brunes on voit les cernes de la nuit. Elle n’a pas dû dormir. Ou très peu. Ou elle manquait de sommeil déjà avant peut-être. Ils vont descendre ensemble au terminus de la ligne, puisqu’elle va à l’aéroport. Lui marchera jusqu’à sa petite maison près du grand centre commercial, à trois cent mètres environ. Elle prendra le bus jusqu’à l’aéroport. À cette heure-ci elle n’attendra pas longtemps. Il sent son regard sur ses jambes qui battent le rythme et ses mains qui tapent ses cuisses. Ça doit l’amuser, comme ça a l’air d’amuser tout le monde, de voir ce vieux avec son casque Bose bleu turquoise, qui chante en play-back dans le métro. Il sent son regard sur lui. Lui n’a pas de lunettes pour la regarder, regarder ses chaussures corail et ses fleurs dans les cheveux. Alors il jette des regards furtifs parfois en secouant la tête. Il plisse les yeux.

Ils sortent ensemble du métro. Ils montent les escaliers. Elle passe devant lui. Il va lui proposer de l’aider à porter sa valise, les escalators sont en panne, mais un jeune homme s’empresse de le devancer. Il a l’air ému quand elle accepte en souriant. Elle lui fait même l’honneur d’ôter ses lunettes brunes. Les dépose sur ses cheveux dorés. Il la regarde, regarde le jeune homme qui sourit, et se dit que oui, elle doit être jolie. Elle est jolie. En fait elle est belle.

Il suit la valise qui flotte dans les airs jusqu’à la station de bus. Il suit la valise qui roule jusqu’au bus qui arrive. Il monte dans le bus derrière la valise. Il s’assoit.

Il s’assoit à côté d’elle. À côté de la valise et de la fille. Sur cette banquette à contre-sens, trop grande pour une personne mais trop petite pour deux. Sur une de ces banquettes qui ne font aucun sens. Qui existent dans tous les bus de tous les pays du monde, en tout cas dans tous ceux où il a déjà pris le bus, mais qui ne font aucun sens. Aux Etats-Unis peut-être, là où les gens sont gros, paraît-il. Mais dans tous les bus de toutes les villes qu’il a connues, ces banquettes sont soit trop grandes, soit trop petites. Il se retrouve assis là, à côté d’elle, le pied contre la valise.

Il voit son regard affolé qui va d’une place vide à l’autre. Seule une dizaine de personnes sont montées dans le bus vide. Elle lui dit dans un allemand presque parfait qu’il y a pourtant plein de places libres. Il fait mine de ne pas comprendre. Puisqu’il va à l’aéroport peut-être que lui non plus n’est pas Allemand. Peut-être qu’il était en vacances lui aussi, que lui aussi a mal dormi, et qu’il tient absolument à être sur une place à contre-sens de la route. Elle ne peut pas savoir qu’il est Allemand et qu’il est né à Fribourg en 1947, elle n’a pas pu voir sa carte d’identité. Ou peut-être que si? Quand il a rangé son portefeuille après avoir montré sa carte de bus au chauffeur, elle le regardait encore à ce moment-là. Elle se demandait s’il l’avait vue, quand il se tourna, lui présentant ses fesses, qu’il commença à plier les genoux, elle se demandait s’il l’avait vue, s’il était vraiment, consciemment, résolu à s’asseoir sur elle. À l’écraser de tout son poids, aveuglé par la musique qui résonne sûrement dans ses oreilles. Elle ne peut pas savoir qu’il a coupé le son depuis que son regard est tombé sur ses chaussures corail. Mais elle a peut-être vu sa carte d’identité qui montre qu’il est Allemand, qu’il a bien ce qu’elle lui disait, quand elle lui a dit qu’il restait plein de places, qu’il comprend bien parce qu’elle a parlé fort, et que tous les gens dans le bus ont acquiescé du regard parce que tous se disent également qu‘il y a pourtant plein de places de libres où ce vieux monsieur pourrait s’asseoir plutôt que d’écraser cette pauvre fille contre la vitre. Son sac fait office de barrière entre eux. Pourtant il ne l’empêche pas de sentir son dégoût à l’idée que leurs peaux se frôlent. Il n’a même pas essayé pourtant. Depuis combien de temps n’a-t-il pas essayé justement, de frôler la peau d’une femme? Il ne veut pas y penser. Pourtant c’est bien pour ça qu’il a posé une moitié de fesse à côté d’elle non? Pour espérer la frôler, la toucher, cette gamine corail. La voix fière de la dame dans le bus résonne soudain dans ses oreilles, celle qui annonce les stations, comme si elle s’était mise dans son casque. Mais ça il le sait, ce n’est pas possible. Waltersdorfer Chaussee. Alors, comme s’il avait subi un électrochoc, il se lève, écrase le bouton jaune du pouce et sans un regard en arrière pour cette fille qui, soulagée, étale maintenant toutes ses affaires autour d’elle et réfléchit à se lever pour occuper un siège plus petit, il sort, transpirant comme un ours, le cœur battant à tout rompre.

Image d’illustration : Flickr, licence CC, bruno collinet

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Auteur·e

julietirard