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Comment l'instant présent se fait prison

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Moment présent. Instant présent. Présent. Là. En ce moment. Dans l’instant. Présent. L’instant présent. Le moment dans lequel on est. Celui-là. Celui-là même, comme dirait l’autre, où la jolie fleur n’existe plus dans la pensée, où la jolie n’est plus « jolie », elle est là c’est tout, et soi, et la fleur, et le monde, tout ne fait plus qu’un, la beauté de la fleur, de soi, du monde, on ne la pense plus on la vit toute entière quand on est dans l’instant présent. Merveilleux à pleurer. Instant si fort, inimaginablement prodigieux, où l’on pleure en souriant. Où l’on pleure en souriant.

Moment présent. Où l’on ne fait qu’un avec le monde, où le monde ne fait qu’un avec nous. L’émotion présente. Assourdissante. Si forte, si présente, qu’elle noie le reste dans un brouillard flou, annihile tout, m’ôte de la bouche le moindre mot, la moindre idée, pensée. Ne vis plus que pour elle, à travers elle. En elle.

Moment présent. Emotion présente. Noyée dans l’émotion. Il est venu me chercher à Schlesisches Tor, il m’a empêchée, trois fois, de me faire écraser sur le chemin du restaurant. M’effleurant sans cesse. Et moi les mains dans les poches, le regard vide, dissimulée par mes cheveux que je ne daignais plus ramener en arrière. Je l’écoutais parler sans intérêt, souriais sans les yeux, vide, creuse. Il m’a tenu la porte en entrant, a commandé pour moi. Et c’était fade. Obnubilée par la lumière rouge, le bois de la table, le bois, toujours le bois, et mon verre de vin. Je l’entends parler, je l’entends rire, je vois les étincelles dans ses yeux, et je ne ressens rien. Parce que je suis ailleurs, prisonnière. Mon instant présent n’est pas ce restaurant avec cet homme vraisemblablement fantastique. Mon instant présent, celui qui m’absorbe toute entière, avec lequel je ne fais qu’un, mon présent remonte à vingt ans. Mon dieu vingt ans déjà, et se ranime sous mes yeux dans sa voix, ses yeux à elle, celle qui me manipule, me persécute, me hurle dessus quand personne ne la voit. Celle qui se joue de moi, me vole ma joie, rit de mon désarroi. Et je tremble seule chez moi, et je tremble quand elle entre dans la pièce, quand elle pose ses yeux sur moi, et ma peau mue, je pèle et je saigne, me gratte, mets de l’alcool sur les sillons de mes doigts et j’entends que je n’ai rien. Sie somatisieren. Quelque chose vous stresse ?

Je vis très fort, trop fort c’est sûr, et c’est mon corps tout entier qui se lance dans l’instant présent. Jouir de bonheur, pleurer de simple bien-être, je le connais bien ce sentiment de l’instant présent. Et le voilà qui se retourne, comme le plus beau des cieux, le plus beau des couchers de soleil, de ceux dont les couleurs n’existent pas, dont les couleurs sont des pixels, ces oranges somptueux, ces roses électriques, sur fond bleu fantastique, le plus beau des cieux, devenu soudain orageux. Tempête, ouragan, déchaînements de gris, de sombre, le noir dans toute sa brillance.

Je n’ai rien ressenti quand il est venu me chercher à Schlesiches Tor. Rien ressenti quand il a pris ma main pour traverser la rue. Rien ressenti quand il a effleuré ma joue près de l’eau. Même après trois verres de vin je n’ai rien ressenti. Je ne ressens plus rien. Obsédée par cette douleur au cœur, ce cri que j’entends quelque part en mon sein, la douleur de mes doigts qui saignent seuls comme pour mieux me prévenir.

Obligée de sortir de la salle pour pleurer. Allongée sur mon tapis de sol j’ai senti les larmes couler. Fermez les yeux, entrez en vous, offrez-vous ce moment. Entrer en moi oui, mais je m’y brûle les mains, l’enfer brûle c’est connu. Alors les larmes ont coulé, je suis sortie de la salle pour pleurer. J’ai pris mon carnet, enfermée dans les toilettes du studio j’ai pris mon carnet en pleurant. Parce qu’au fond je ne sais même plus si je me bats contre elle ou contre moi, si cet ici et maintenant est cet ici et maintenant ou ce là-bas il y a vingt ans. Et si je frappe, si je lance mon poing en avant, qu’atteindra-t-il ? Un visage ? Un ventre ? Un souvenir ?

Vivre dans l’instant présent. Quand l’éphémère qui ne l’est plus se fait prison.

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Auteur·e

julietirard

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