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Pourquoi j'ai du goudron noir sur ma peau rosée de fille

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©Le Berlinographe

J’allais vite ce jour-là, je venais de prendre la pluie à Kotti, une vraie chavane, dirait ma mère. En tournant dans la Oranienstraße je me retrouvais avec le vent de face, obligée de tenir ma capuche d’une main et d’avancer en me brûlant les cuisses. Arrivée au rond-point de Moritzplatz, j’évite une voiture qui me coupe la route, le cœur qui bat vite, le vent de droite maintenant, stress multiple, bienvenu, je file, prends de la vitesse, j’allais vite, oui, sur cette ligne droite. Je vais toujours vite sur la Heinrich-Heine Straße, parce qu’arrivée au pont de Jannowitz ce n’est plus très loin. Alexanderplatz, les petites rues de Weinmeisterstraße et vient le feu de Rosenthalerplatz, et là c’est bon, reste à tout donner dans la côte de la Veteranenstraße et c’est l’arrivée. Mais cette fois je ne pensais pas au pont de Jannowitz en filant dans la ligne droite, je ne pensais pas à la pluie, je ne pensais pas au vent mauvais qui se jouait de moi. Je pensais à Robert, que j’allais revoir pour l’avant-dernière fois. Plus que quelques jours avec lui et il mourrait avec moi. Je pensais à Robert en filant droit vers le feu incandescent. Robert et moi, Robert en moi, ses cheveux secs, collés dans une crête épaisse, châtains aux reflets blonds. Sa peau claire aux reflets bleus, son œil gauche, rosi par les coups. Sa veste en cuir, ses chaussures mal lacées, son jean troué. Je pensais à mon bonheur d’être en lui, ce soulagement quelque part, d’être dans sa peau, oublier la mienne, la laisser au vestiaire, dans les coulisses disons. Je pensais à Robert quand j’ai senti le choc sur ma cuisse droite. Je pensais à Robert, son flingue, ses lunettes de soleil quand mon corps a décollé dans les airs. Je pensais au plaisir d’être Robert, quand mon bras, mon coude, ma jambe ont heurté le goudron noir, quand ma tête a rebondi sur mon épaule, avant de se poser au sol. Et puis j’ai pensé à la voiture de droite, et à celle de derrière, et à celle de gauche, j’ai gardé les yeux ouverts en attendant le deuxième choc, celui qui viendrait contre mon crâne, éteindrait tout. Allongée au milieu du carrefour, la capuche sur mes yeux, les écouteurs dans mes oreilles, j’ai attendu ce choc qui n’est jamais venu. Les voitures ont freiné, de part et d’autre. On s’est précipité.

J’allais vite ce jour-là, je venais de prendre la pluie à Kotti, une vraie chavane, et puis le vent m’attendait au tournant, obligée de tenir ma capuche et de brûler mes cuisses, j’allais vite. Au fond je vais toujours vite dans la Heinrich-Heine Straße, plaisir de la ligne droite. Au fond ce n’est pas tant la faute de la pluie, ou du vent. De toutes façons il y a toujours du vent dans les grandes lignes droites. J’allais vite parce que j’avais hâte, hâte de retrouver Robert. Je portais déjà ma crête toute collée, mon jean troué, mes chaussures mal lacées, mais là sur mon vélo tout blanc je n’étais encore qu’une Jule déguisée. Me manquait la scène pour exister. Je pensais à ce moment où je pose le pied sur le sol noir, où depuis le public je passe ce mur invisible, où derrière ce mur j’entre en coulisses. Ce moment magique où moi, Jule déguisée, je rejoins les autres, et qu’ensemble, au fil des minutes, nous devenons Robert et sa bande. Ensemble, à la lueur des lampes écaillées, chacun devient cet autre qui le tient, qui le possède et que chacun habite. Ce moment magique, cet entre-deux où l’on ne sait plus bien qui est qui. Où l’on se multiplie, huit personnes, puis soudain seize, et huit à nouveau, huit personnages. Je pensais à ma bande, mes amis à moi, et ceux de Robert, qui se connaissent et s’aiment bien. Je pensais à Marie qui n’était sûrement déjà plus Marie, alors que l’ambulance me déposait devant la porte des urgences. Je pensais à la bouteille de rouge qui devait passer de main en main, alors que l’infirmier me défonçait le bras avec sa perfusion. Je pensais à ma crête, à mon bras troué, à mon jean déchiré, à mes seins coincés sous ces bandes. Moi entre-deux, entre deux couloirs d’hôpital, seule finalement. Sûre que Robert aurait réussi à se relever, lui. Il aurait pu bouger son bras, sa jambe, il aurait enlevé son tee-shirt pour essuyer le sang, l’aurait jeté à une femme en chaleur là dans la foule, sur le trottoir. Il aurait ramassé son vélo, l’aurait remis en marche, juste quelques secondes. Il serait reparti vers le pont de Jannowitz. Il serait reparti vers la scène qui l’attendait, sa bande qui s’inquiétait, son public adoré. Mais moi, plus vraiment Jule, je n’avais pas réussi à bouger, la tête sur le goudron chaud, ma capuche sur les yeux, mes écouteurs dans les oreilles. J’attendais qu’on vienne me chercher, qu’on m’emmène ailleurs. Douce mélodie dans la tête, j’obéissais : ouvrais les yeux, bougeais les doigts, hochais la tête j’attendais. J’attendais Robert. J’attendais qu’on me permette de jouer à nouveau. Jouer. Pour moi ce soir-là, ces trois soirs-là, jouer au garçon. Jouer à en être un, un garçon, un loup aux yeux clairs et regard franc. Jouer au garçon, faire le garçon, devenir un garçon, être un garçon, être un homme. Regarder, respirer, agir en homme. Savoir ce que ça fait pour quelques heures, mon flingue, mon jean troué, ma pute adorée.

J’allais vite ce jour-là, j’avais hâte, hâte de retrouver Robert, hâte d’être en lui, hâte d’oublier Jule. J’allais vite. J’ai garé mon vélo abîmé, avalé les escaliers, posé le pied sur la scène, j’ai filé en coulisses les retrouver, mes amis, ma bande, j’avais loupé la générale mais j’étais là pour la première. J’ai sauté dans mon jean troué, j’ai enfermé mes seins sous les bandes, mal lacé mes chaussures, posé la veste sur mon épaule, bandage en évidence. Mon flingue dans la main droite, j’attends dans le noir, j’attends la lumière. Sourire en coin. Une pensée pour René. Pourquoi JulE, pourquoi LE Berlinographe ? Pourquoi tu tiens tant à être un homme ? Une pensée pour René. Un sourire. Et la brûlure de la route noire sur ma peau rosée de fille, coiffée comme un garçon.

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Auteur·e

julietirard

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