Crédit:

Emmanuelle Pagano - En résonnance

Elle va venir. Elle est sûrement sur la route. Dans sa voiture une place. A deux on est déjà trop serrés. Trop de souvenirs, trop de malaises. De non dits sans doute. Elle va venir.

Ta maman va arriver, on l’a appelée ce matin.
Je n’ai pas eu la force de dire à l’infirmière que non, elle n’allait pas venir. Enfin si, mais mal à l’aise. Pleine de souvenirs et de doutes. Je ne l’ai pas dit. C’était trop tard de toutes façons.

Vous vous rappelez ce qui s’est passé ?
Etrange ce soudain vouvoiement. C’est vrai que je fais plus que mon âge. C’est toujours moi qu’on envoie acheter l’alcool.

Non.
Si. Je me souviens très bien. J’étais dans les rochers avec Nadège. Les gros rochers en bas de la rivière, avant que l’eau ne se brise dans la mousse fraîche, à la cascade verte. On était assis dans les graviers à l’abri du pic, qui, à mesure qu’on grandit, nous déçoit beaucoup. J’éclairais au briquet les photos que Nadège faisait défiler entre ses doigts sucrés.
Elles sont belles.
C’est ce que je croyais lire dans ses yeux à la lumière de la flamme. Voulais lire.

Qui est-ce qui t’a appris la photo ?

J’ai appris tout seul.
Faux. J’ai appris en la regardant. En la désirant. En l’attendant. La mère. Ma mère. J’ai appris en la détestant. Je déteste ses photos. Ses poils qui traînent et ses miettes en tas. J’aimerais lui dire : je les déteste tes photos. Elles sont nulles, affreuses, débiles. J’ai honte. Tu me fais honte dans ta voiture pourrie, pleine de souvenirs à la con, de photos de moi où je ne suis même pas dessus. Mais je ne le dis pas. Ca lui ferait trop de peine. Elle se chiffonnerait davantage, se froisserait encore, et je sais qu’alors, j’aurais envie de la prendre dans mes bras. Et une envie ça brûle, ça fait mal aux doigts quand ça meurt.

Alex ? Vous m’entendez ?
Alex c’est mon grand-père.
Il est écrit Alex sur ton dossier.
Je sais. C’est aussi écrit sur mes papiers.

Silence.
Tu te souviens de ce qui s’est passé ? Non.

C’est flou.
Je vois la fille du gendarme avec ses deux gamins. Je la vois attacher le plus vieux, celui que personne pensait qu’il vivrait. Pierre je crois qu’il s’appelle, on l’entend lui hurler dessus parfois la nuit. Elle l’attache au tronc de l’arbre mort près du frêne. Je la vois qui

se tourne vers le plus jeune, il remplit son pistolet dans la rivière, les pieds nus dans l’eau glacée. Il serait tombé si l’autre fille ne l’avait pas rattrapé. Celle qui traîne tout le temps avec eux. Souvent on les voit sur les marches du HLM en face de la gendarmerie, la fille-mère comme dit ma belle-mère, et son fils, le plus petit, qui brossent à tour des rôles les longs cheveux noirs de l’autre fille.

Tu ne te souviens pas du tout ? Non.

Je vois Nadège, son visage qui s’est approché de moi, je sens ses baisers dans mon cou transpirant, et à travers ses cheveux, je devine les corps tendus de Sylvain et Nielle. Tendus sur les galets qui crissent. Ils ont bu, j’ai bu, on a tous bu, c’est les vacances ce soir, la lune est haute, elle nous salue et l’on boit. Mais Sylvain et Nielle eux, ils ont trop bu. Déjà morts ivres. Bouquetins des rivières. Nadège me tend la bouteille, encore. Je ne sais pas dire non. Je ne sais pas dire oui non plus. Je ne sais jamais quoi dire de toutes façons, et encore moins à Nadège.

C’est les pompiers qui vous ont amenés ici. Je sais.
Alors vous vous souvenez ?
Je connais Tony.

Et je connais Adèle aussi. Je souris en repensant à ses cris. Ses gamins, toujours prêts à faire une connerie. Quoi, parce que t’es plus dans mon car j’ai plus le droit de te faire la leçon ? Regarde-toi, regarde dans quel état tu t’es mis, tu me fais honte !

Votre maman est là, je la fais entrer ?

C’est sa main dans mes cheveux qui m’a réveillé, endormi d’abord, puis réveillé. Entre mes cils j’ai pu voir qu’elle n’avait pas pris son appareil non. Autour du cou c’est un foulard qui l’enserre. Un foulard que je ne lui connais pas, dont les fils qui s’enfuient viennent frissonner mon bras.

C’est moi qu’ils ont appelé. Je sais.

Maman.
Entre malaises et souvenirs on est toujours à l’étroit. Serrés l’un contre l’autre. Au fond, j’aime ça.

Texte écrit à l’occasion du Banquet d’Automne 2016 de Lagrasse. Inspiré des romans Ligne & Fils, Les Adolescents troglodytes, Le Tiroir à cheveux et En Cheveux d’Emmanuelle Pagano. Lu par le merveilleux Némo à l’occasion de la rencontre avec Emmanuelle Pagano (à écouter sur le site du banquet).

Partagez

Auteur·e

julietirard