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Il y aura sept nuits. Celle-ci est la première

Ce texte inédit a été traduit en allemand et italien dans le cadre des Rencontres de Bienne 2019 qui se dérouleront les 16 et 17 février prochain. 


Il y aura sept nuits. Celle-ci est la première.

Le spectacle commence dans cinq minutes. Elle cherche la billetterie. Traverse le jardin, demande au bar, retourne vers l’entrée, remonte la pente, redescend, se retourne, il apparaît. Huit ans après il est. Et il est là.

Elle détourne les yeux. S’avance vers lui à contre-pied. Panique. Dans son pays à lui c’est une bise, dans le sien (natal) deux, dans l’autre (de cœur) zéro, et dans cette ville (Avignon) trois. Arrivée à sa hauteur elle pile. Il l’enlace rapidement. Combien de bises finalement elle ne sent pas. Tout ce qu’elle sait c’est son bras les muscles de son bras les bosses les creux et puis ses cheveux blonds. Elle tremble.

LUI : Comment vas-tu ?
ELLE : La billetterie.

Une femme passe et dit que le spectacle est annulé. Problème technique. Il est vingt-deux heures trente trois.

LUI : Tu avais autre chose à voir ?
ELLE : Oui, à la Fabrik je crois.

Regard sur la montre. Ils s’élancent dans la rue. Ils marchent vite trop vite pour parler et c’est très bien comme ça. Elle cherche le numéro du théâtre. Appeler, demander s’il reste deux places deux invitations presse, elle feuillette le catalogue en marchant, Espace Roseau Essaïon Étincelles FABRIK LÀ elle compose le numéro et en même temps qu’elle compose elle lit RELÂCHE. Raccroche.

Elle tend le bras dans la nuit, sa main saisit la peau lisse, elle se fige.

ELLE : Attends, c’est relâche.

Il s’immobilise. Elle plonge à nouveau dans le catalogue, ne se rend pas compte que son bras que sa main que ses doigts et la peau puis elle sent. Elle sent dans sa main le muscle qui se contracte, qui s’appuie contre sa paume comme un chat comme la tête d’un chat qui cherche la caresse elle le lâche brutalement.

ELLE : Vingt-trois heures. Il y a une lecture musicale à vingt-trois heures.

Ils remontent la rue de la Peyrolerie, évitent le Palais des Papes (ils s’y rendront la deuxième nuit, ce soir c’est trop tôt) s’engagent tout droit jusqu’à la Factory c’est Place Crillon. L’attachée de presse n’est pas encore là. Ils s’assoient en terrasse, Croatie-Angleterre, par chance. Ils ne savent pas quoi dire ils se taisent fixent l’écran et prolongent ainsi un silence de huit ans. Tirs au but. La dernière fois qu’ils se sont vus ils étaient nus. C’était il y a

Vingt-trois heures. Ils se rangent dans la file. S’assoient.
Il est à sa droite.
Elle penche vers la droite.
Il penche vers la gauche.
Légèrement.
Comme si de rien était (c’est ce qu’ils croient).
Elle savoure le silence imposé. Enfin. Plus aucun risque. Plus aucun risque qu’il parle de sa femme
de son fils
de sa vie avec eux
de son bonheur avec eux
de ses problèmes avec eux
de sa rupture (?)
qu’il lui lance un regard désolé
arrogant
pédant
énervé
méchant

Elle espère qu’il aimera la pièce.
La lumière baisse.
Ils diront plus tard c’était n’importe quoi les lumières et ils riront.
                Il faut dire que c’était vraiment n’importe quoi les lumières.
La lumière baisse la guitare monte la chanteuse s’avance.

Elle pense c’est romantique et son cœur accélère. Elle a sa peau au bout des doigts. Ils frémissent d’obsession. Sa peau lisse douce le désir l’envie de le toucher à nouveau s’éveille et grandit grossit rugit sa peau sa peau elle doit faire quelque chose elle ose.
Sa main (à elle) repose sur sa hanche (à elle). Doucement elle se glisse jusqu’à son autre main, remonte sur son poignet, son avant-bras, son épaule, caresse, s’arrête. Entre leurs épaules couleur juillet maintenant il y a cette main et juste quelques millimètres de rien. Un gouffre. Elle caresse, imperceptiblement, sa propre peau. Et là, en écho, ses doigts à lui frémissent, s’agitent, caressent son bras à lui.

SES DOIGTS : Voilà ce que j’aimerais te faire.
SES DOIGTS : Et moi, voilà.

Triomphe. Son cœur bat vite, très vite, trop vite, explose. Les morceaux ricochent dans ses yeux. Points noirs, tout est flou. Elle ne voit plus ni la guitare ni la chanteuse ni les sièges mais elle entend, elle sent qu’à sa droite on respire vite. Très vite. Trop vite ?
Ils respirent trop vite.
La vague monte, les frissons avalent ses jambes, elle y plonge s’y jette avec force avec rage c’est quoi le mot pour le désir quand il est si fort ?

LE PSY : Vous voulez dire lorsque vous êtes en phase maniaque ?

[Intensir, maniaco-désirant, plésir, désivaguer]

La vague emporte ses poumons s’écrase sur ses muscles ses os si fort qu’elle l’éclabousse (lui). Elle l’éclabousse de désir. La chanteuse se tait, la guitare ne vibre plus, la lumière frémit, menace, leurs doigts s’immobilisent. Trop tard ? Non. On applaudit. Rappel. Il faut faire vite.
Au fond, il suffit d’une respiration. Leurs peaux sont si proches qu’il suffit d’une respiration. Oui, si elle inspire profondément, qu’elle laisse sa poitrine se soulever, son épaule se soulèvera entraînera sa main et ses ongles toucheront sa peau (à lui). Ils se toucheront.
Le sait-il ?
Il ne peut l’ignorer.
                Je le savais. Je ne pensais qu’à ça.
Alors sa poitrine se soulève, elle compte, elle compte en inspirant, gonfle ses poumons, compte et décompte en même temps 1, 2, 3 c’est comme 3, 2, 1 soudain il bouge. Vers la gauche. SCLFZIOU.
C’est quoi le bruit des frissons qui s’enflamment ?
                Au début c’est un frôlement.
Un frôlement, un minuscule frôlement, le duvet invisible de ses doigts (à elle) contre le duvet invisible de son épaule (à lui). Les pores de leurs peaux ne se touchent même pas. Et parce que ni lui, ni elle n’amorce un mouvement de recul, parce que ni lui, ni elle ne prétend que tout ceci est une erreur, son corps (à elle)

                Attends c’est chiant ce truc, comment on dit dans ton autre langue ?
On dit « ihr » et « sein ». « Ihr » pour le féminin.
                Tu ne veux pas utiliser ça plutôt ?
D’ici deux nuits il n’y aura plus qu’un corps, alors…
                Tu as raison.

Ça y est. Ils se touchent. Ne bougent plus. Ne respirent plus. Ne voient n’entendent ne sentent plus rien d’autre que les frissons qui vont de l’un à l’autre – c’est presque une brûlure le feu qui s’emballe elle s’emballe car maintenant qu’elle sait qu’il a les mêmes envies qu’il vibre comme elle peut-être même qu’il bande
                Je bandais.
Elle bande. Elle voudrait ajouter la caresse elle veut sa peau sous ses doigts sous ses ongles mais le risque est trop grand.
Le risque de le brusquer qu’il rompe la connexion
qu’il pense à sa femme
à son fils
qu’ils ne se revoient plus
qu’ils se revoient et qu’ils soient mal à l’aise
qu’elle doive partir pour ne pas le revoir
le recroiser près des remparts.

Le risque est grand mais l’envie le besoin est plus grand encore la mer en elle se déchaîne sous ses pieds la terre tremble ou ce sont ses doigts qui tremblent de petits sursauts qui font vibrer ses ongles et les poussent contre sa peau les pores de sa peau son épaule. Imperceptibles mouvements imperceptibles caresses.
Elle pourrait voudrait s’évanouir mourir dans la salle se lève et applaudit. Bravo.

De retour dans la rue ils ne résistent plus. Ils ne font plus semblant. Toutes les cinq à dix secondes leurs pas dévient elle vers la droite lui vers la gauche leurs bras leurs mains leurs épaules leurs hanches se frôlent se touchent se cognent ils se rentrent dedans.
                Et on riait.
Une terrasse, un verre de vin, un deuxième excusez-moi on ferme. Ils se lèvent. Remonte la rue. Croisement. Silence.
La mer se retire à nouveau. Pas un bruit pas un semblant de vent. Attente.

ELLE : Je vais par là.
LUI : Et moi par là. Ou bien… par là.

Il indique sa direction à elle.
Elle hésite. Au loin la vague, non le mur. Des mètres d’eau. Des dizaines de mètres d’eau qui se précipitent vers son corps frêle.

ELLE : Merci, je ne suis vraiment pas loin.
LUI : Comme tu voudras.

À nouveau le bras, les muscles du bras, une pression, elle aimerait fermer les yeux mais la vague alors elle s’obstine à regarder le morceau de trottoir pour ne pas flancher. Elle se recule (la vague) il se recule. Elle immobile. À demain.

Il y aura sept nuits. Celle-là est la première.

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Auteur·e

julietirard