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Surtout ne changez rien

Elle avait été repérée dans le métro un matin.
Elle faisait partie de ces filles qui n’ont besoin de rien lui avait-on dit.
Ce on était une elle.
Melody.
Elle s’était dit dès le début que ce n’était sûrement pas son vrai prénom. Cette femme devait s’appeler Brigitte. Ou Véronique. Elle ressemblait à une amie de sa mère qui s’appelait Véronique. Une femme aux cheveux éternellement blonds, aux yeux tirés, au fond de teint parfaitement étalé.
Melody l’avait repérée dans le métro. Elle était assise dans la rame un peu plus loin. Elle avait ôté ses lunettes de soleil et l’avait dévisagée des pieds à la tête.
Elle ne portait pourtant rien d’extravagant ce jour-là. Un jean gris, des boots et une grosse veste en laine. Ses cheveux étaient lâchés, elle ne s’était pas maquillée. Elle avait seize ans.
Seize ans.
Le temps passe tellement vite.
Melody l’avait suivie quand elle était sortie du train. L’avait suivie dans l’escalier, et, parce qu’elle ne voulait pas faire ça devant tout ce monde qui se pressait, elle avait attendu qu’elles soient dans la rue pour l’aborder.
Elle lui avait tendu sa carte, avait parlé doucement, comme si elle partageait un secret.
Valentine avait senti le rouge lui monter aux joues.
Valentine ? Et en plus elle a le prénom parfait !
Elle avait ri. Un peu trop fort. Un peu trop longtemps. Trop aigu en tout cas.
Vous appelez mon assistante et on fixe un rendez-vous pour un shooting. Venez comme vous êtes, ne changez rien.
Ne changez rien.
Son visage s’étire dans un sourire amer.
Ne changez rien.
Ça c’était le premier jour, dans la rue. A la sortie du métro. Le jour où elle appela ses copines pour leur raconter qu’elle venait de vivre ce qu’avait vécu Kate Moss et tant d’autres avant elle. Elle s’était faite repérée. Elle n’était plus la girafe comme on l’appelait au collège. Elle allait être mannequin. Le jour où elle s’était engueulée avec son père qui, comme tant de pères avant lui, avait refusé qu’elle rappelle cette bonne femme, pour qui elle se prend pour aborder des jeunes filles comme ça dans la rue, je vais aller la dénoncer à la police tu vas voir.
C’était le premier jour.
Puis il y a eu le jour du shooting où il a quand même fallu changer un peu quelque chose puisqu’on la maquilla tellement qu’elle ne reconnut pas la forme de son visage d’enfant sur les photos que le photographe lui montra tandis qu’elle croquait dans les viennoiseries disposées sur la table.
Puis il y a eu le premier défilé. Où il a quand même fallu changer ses cheveux qu’on coupa en un fort dégradé et qu’on défrisa.
Et puis il y a eu le premier chèque. Les cris, les rires entre copines, les jets d’oreillers, les bières renversées, les câlins, et cette phrase : « par contre si tu veux continuer à travailler il va falloir maigrir un peu. » Prononcée sur ce même ton murmuré. Accompagnée de ce même rire aigu. Melody portait toujours ces mêmes cheveux blonds attachés en une queue de cheval stricte, ces mêmes lunettes de soleil de grande marque, cette même couleur de fond de teint hâlé.
Ne changez rien, avait dit Melody.
Ne change rien, avait dit le photographe.
Ne change pas surtout, avait dit son père.
Ce matin elle se regarde dans la glace et elle se dit qu’elle a changé.
Ses cheveux sont coupés au carré. Vœu du créateur pour lequel elle a défilé il y a quelques jours.
Sa peau est pâle, bien plus pâle.
Et plus jamais elle n’a revu son visage rond, celui qu’on lui a enlevé des années avant. Elle a maigri. Parce qu’elle a voulu continuer à travailler.
Elle a arrêté de manger les viennoiseries qu’on étalait par centaines sur les plateaux de shooting et dans les coulisses des défilés.
Elle a arrêté de manger ses tartines de nutella le matin au petit déjeuner.
Elle a arrêté les bières avec ses copines, elle a arrêté ses copines à vrai dire.
Elle a déménagé à Paris, elle habite près de l’agence avec deux autres filles.
C’est plus facile de se soutenir dans les moments difficiles.
Plus facile de voir à quoi aspirer. S’interchanger.
Chaque semaine celle qui pèse le moins lourd a le droit de choisir le film et est dispensée de ménage.
Valentine aime les comédies romantiques.
Elle aime quand le garçon dit à la fille qu’elle est magnifique.
Souvent il lui dit une chose qui la fait pleurer.
Il lui dit de surtout ne rien changer.

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Auteur·e

julietirard