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Parce que ses mains lui avaient dit de revenir

revenir

Le soleil déclinait. Une froide lumière de fin de journée. Plus vraiment de quoi cligner des yeux, même en regardant droit dans la lumière. Avec défiance. Avec regret. Amertume aussi. L’hiver n’en finit plus. C’est souvent comme ça. C’est toujours comme ça. Il lui avait dit de revenir. Reviens, mais tard, pour que j’ai plus de temps. Plus de temps, pour elle, pour son corps. Il lui avait dit de revenir, et quand il l’avait dit, dans son anglais imparfait, dans ses silences allemands, elle sut que rien ne l’empêcherait d’obéir. Elle reviendrait. Le soleil déclinait, elle avait froid en remontant la rue sombre. Dans les villes on voit le soleil moins longtemps. Il faut grimper, toujours plus haut. Allongée dans l’herbe à la campagne, allongée sur les toits dans la ville. La lumière, chaude ou froide, qu’importe, y tremper son iris jusqu’à pleurer des larmes de soleil. Elle montait les marches en soufflant. Son écharpe pesait lourd sur ses épaules, sa veste pesait lourd, ses gants, mélange sourd d’une chaleur factice, elle pensait à ses mains. Elle pensa à ses mains qui lui avaient dit de revenir. Tu dois revenir, je n’ai pas eu le temps de finir. Alors elle revenait tard, pour qu’il ait plus de temps, du temps pour elle. Du temps pour sa peau, son corps, ses muscles tendus. Quand elle arriverait au sixième étage, qu’elle enlèverait ses chaussures et pousserait la porte, elle savait qu’il ne serait pas là. Il l’aurait oubliée, il ne l’aurait pas attendue. Elle serait seule dans le studio, ces grandes pièces sous les toits baignées de lumière froide. Elle glisserait en silence sur le parquet blanc. S’installerait sur le canapé blanc. Elle attendrait pour le principe, mais elle saurait qu’il l’avait oubliée. On l’oubliait c’était comme ça. Et pourtant elle obéissait encore aux ordres qu’on lui donnait. Il lui avait dit de revenir, et même si elle savait qu’au fond il avait dit ça comme ça, pour se donner bonne conscience, pour mériter l’argent qu’elle lui avait tendu, pour exiger un peu plus finalement, car oui elle avait donné un peu plus, parce qu’il promettait de s’occuper d’elle, il lui avait de revenir avec un sourire charmeur, de professionnel, j’aurais plus de temps, il lui promettait du temps alors elle avait donné plus d’argent, et elle se sentait bête maintenant, idiote, naïve. Les années ne changent pas les gens. Elles sont des morceaux de miroir qui s’ajoutent. Reflètent en abyme ce qui nous définit. Elle avait toujours été naïve, elle avait toujours voulu croire qu’on s’occuperait d’elle, qu’on prendrait du temps pour elle, qu’on l’aimerait. Alors elle obéissait, elle venait, revenait, se rendait là où on lui demandait d’aller, attendait.

Elle était arrivée au sixième étage. La lumière avait disparu. Le soleil avait disparu, même tout en haut de ce grand bâtiment rouge qui dominait toute la ville, du haut de cette colline, il avait disparu. Elle enleva ses chaussures. Elle n’enleva pas son écharpe, son bonnet et sa veste, elle attendrait dix minutes, peut-être quinze, puis elle s’en irait, elle descendrait la rue sombre et elle rentrerait chez elle. Elle préparerait du thé, elle lirait ce livre qu’on lui avait recommandé. Le libraire lui avait dit de lire ce livre, qu’elle l’aimerait sûrement. Elle n’avait pas osé lui dire qu’il devait la confondre avec quelqu’un d’autre car c’était la première fois qu’elle venait dans sa boutique, elle avait accepté son conseil, avait acheté le livre, et lui avait donné un peu plus d’argent car il la connaissait si bien.

Elle poussa la porte. Personne n’avait encore allumé les lumières, le soleil venait tout juste de s’éteindre. Dans l’ombre, en face d’elle, se tenait celui qu’elle venait voir. Celui qui avait dit de revenir. Elle ne connaissait pas son nom. Elle connaissait son nom allemand, celui qu’il avait pris en venant en Allemagne, mais elle était certaine que ce n’était pas vraiment son nom. Le nom que lui avait donné ses parents. Un nom indonésien. Elle s’arrêta net. Il lui sourit, lui indiqua la porte où il lui donnerait ce deuxième massage. Elle entra, il lui montra le tabouret sur lequel elle déposerait ses affaires. Elle y déposa son écharpe, son manteau, son bonnet, ses gants. Elle y déposa son pull, son soutien-gorge, ses chaussettes et son jean. Les yeux embués de reconnaissance elle s’allongea sur la table. Il la recouvrit d’un drap. Un tissu très doux, jaune et orange, très léger, qui fit frissonner sa peau. Elle ouvrit doucement les yeux, il s’était agenouillé près d’elle. Il prit sa main. Hold it. Alors elle prit sa main. Au-dessus d’elle le ciel et les étoiles commençaient à briller.

NB : en plein travail d’écriture et de préparation de mon troisième roman, je m’essaie à la troisième personne… Texte inspiré du style et de l’effet qu’a sur moi l’écriture de Joyce Carol Oates, que je remercie.

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Auteur·e

julietirard

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