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Parce qu'il n'a jamais existé

jouet
©Le Berlinographe

Je ne lui ai pas lancé un regard. Pas un seul. Six heures durant.
Je ne lui ai pas adressé un mot. Pas un seul.
Il était vent. Il était transparent. Il était élément d’un paysage familier. Quelque chose dans le coin de mon œil mais que je refusais d’observer.
Je l’ai frôlé plusieurs fois, comme je frôle l’air qui m’entoure. Comme je frôle la chaleur qui se dégage du chauffage là sur le mur.
Je l’ai contourné plusieurs fois, comme si mes pieds dansaient sans que je les contrôle vraiment.

Je ne lui ai pas lancé un regard, pas adressé un mot. Parce que si je l’avais regardé je lui aurais souri. J’aurais fixé ses lèvres rouges. J’aurais tendu mes doigts vers ses cheveux plus courts, caressé son torse sous ce tee-shirt doux, ce tee-shirt avec lequel je m’endormais le soir, quand je me glissai dans ses draps, à cinq heures du matin dans le soleil levant. Ce tee-shirt qui est le sien, a toujours été le sien, ne sera jamais mien.

Je ne lui ai pas lancé un regard, pas adressé un mot. Parce qu’il n’y avait personne à regarder, personne à qui parler. Il n’existe pas. Il n’a jamais existé. Cet homme au sourire brûlant, aux mots trop doux, trop fous, trop beaux. C’est ça n’est-ce pas ? Il n’a jamais existé.
-Oui, c’est ça Jule, il n’a jamais existé. C’était une phase. Une phase.
Une phase de bonheur. Avec toi.
-Mensonges. Tout n’était que mensonges. Il n’a jamais existé.
-Non Jule, ce n’était pas des mensonges, il y croyait quand il te disait t’aimer, quand il te disait que tu lui faisais du bien. Il voulait y croire du moins. Il voulait vraiment.
-Mais moi aussi je voulais y croire ! Moi j’y ai cru ! J’y ai cru quand il a construit ces placards de bois sombres pour moi, quand nous avons acheté miroirs et lumières chaudes pour nous, quand nous nous sommes soignés, câlinés, engueulés et réconciliés dans la lumière du soleil levant, en rentrant d’un travail bien trop crevant.
-Je sais… Je sais Jule…
-C’est pas juste. C’est vraiment, vraiment pas juste. Et je suis quoi moi ? Je fais quoi moi maintenant ? Parce qu’il n’a jamais existé ! Tombée amoureuse d’un mensonge, d’une illusion, d’un mirage. Amoureuse merde… Et me voilà qui pleure en plein milieu du service ! Parce que je ne lui lance aucun regard, que je le frôle et qu’il me frôle, comme si jamais nous n’avions existé, comme si jamais nos caresses n’avaient existé, comme si nous ne nous étions jamais laissés de petits mots pliés en quatre dans nos poches, comme si nous ne nous étions jamais donné rendez-vous aux toilettes, dans les placards, dans la cave, comme si nous n’avions jamais fait l’amour sur la table trois. Parce que mon corps l’appelle et ne le trouve pas. Parce qu’il ne me cherche pas, ne me cherche plus. Et me voilà qui pleure comme une idiote.

Parce que je lui ai lancé un regard. Après six heures à frôler du vent, j’ai entendu son rire. Du fond de la salle du restaurant, j’ai entendu son rire. Et mon cœur a bondi, je me suis retournée dans un souffle, mes yeux se sont relevés vers lui, se sont accrochés à ses cils, ses cils trop longs, sa peau abîmée de cigarettes, ses lèvres trop rouges, ses dents jaunies de café, tout ce qui fait de lui ce qu’il est, ce qu’il n’est pas, mirage ou non il était là, devant moi. Celui que j’aime, celui qui rit comme un enfant. Un enfant. Car c’est ce qu’il est finalement. Un enfant. Qui n’a jamais grandi, n’a jamais pu grandir, un enfant triste. Malheureux. Abandonné dans la forêt à quelques kilomètres de Düsseldorf. Et moi j’étais son jouet. Sa passion deux mois durant. Mais les enfants se lassent. Et les jouets s’attachent.

Parce que je lui ai lancé un regard. Parce qu’il riait et que je n’étais pas là pour rire avec lui. Parce que je ne rirai plus avec lui. Parce qu’il trouvera d’autres jouets pour sortir de sa torpeur, quelques jours, quelques mois. Parce qu’il viendra me chercher dans quelques jours, quelques mois. Parce que je dirai non. Parce que je ne suis pas un jouet. Parce que j’ai un cœur. Que j’aimerais récupérer.
-Quand est-ce qu’il me rendra mon cœur ?
-Je ne sais pas Jule, ça prendra du temps. Mais un jour tu seras toi. Il sera lui. Ni vivants comme le volcan, ni morts comme le vent, juste toi, et lui. Et vous rirez de nouveau ensemble.
-Mais je ne me glisserai plus jamais dans ses draps au soleil levant. Je ne rangerai plus jamais mes chaussures sur l’étagère construite pour moi. Je ne goûterai plus jamais à ses lèvres. Alors je me fous bien de rire avec lui.
-Non. Parce qu’il n’est pas pour toi. Il n’est pour personne. Celui que tu aimes n’existe pas. Il est un rêve. Son propre rêve d’être heureux. Son rêve à lui. D’être heureux. D’être adulte. De s’aimer, d’aimer les autres. Son rêve à lui.
-J’ai rêvé avec lui.
-Je sais Jule. Et les réveils sont toujours douloureux. Je sais. Maintenant prends ton plateau et retourne travailler. Il part dans dix minutes de toute façon.
-Tant mieux. Je ne veux plus le regarder. Je ne veux pas lui parler. C’est trop dur. Parce qu’il me manque. Il me manque… Tellement.

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Auteur·e

julietirard

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