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Ouvrir le bal

Les gens qui se pissent dessus elle pensait que c’était que dans les films. En général c’est le moment qu’elle choisit pour quitter la salle. Parce que pour en venir à se pisser dessus, il faut vraiment avoir peur. Faut en arriver à craindre ce qui va suivre d’une telle force que le corps s’oublie lui-même. Alors en général Naye quitte la salle. Ce qui suit elle l’entend dans la bouche de ceux qui sont restés et qui racontent en sortant, quand ils remontent les quais jusqu’à chez eux. La torture, le viol, les coups tout ça, avant elle ne les connaissait qu’en mots. Et puis frapper, torturer, violer quelqu’un, ça relevait du film de ses nuits. Jusqu’à maintenant en tout cas. Jusqu’à ce soir. Jusque là. Il n’y a pas d’écran, il ne fait pas noir, non, il fait même très blanc en fait. C’est Mana qui a eu l’idée de faire ça là, de l’emmener là. On pourra nettoyer plus facilement il a dit. Au cas où c’était pas clair il tient déjà le tuyau dans sa main. Naye ferme les yeux au moment où l’eau frappe le visage de celui qui est assis sur la chaise, au milieu du cercle. Peut-être qu’elle n’est pas prête finalement. Peut-être que ce soir aussi elle va sortir de la salle. Et elle attendra qu’on lui raconte, avec des mots cruels, et cette fois-ci elle voudra les entendre, plus que tout autre fois elle voudra les entendre. Précisément, les sentir en elle, brutaliser son corps. Lui dire comment ils ont brutalisé celui qui vient de se pisser dessus. Mana coupe l’eau. L’autre frissonne. De froid ou de peur. Qu’importe. Il fait vraiment très froid en même temps. Il doit avoir froid se dit Naye, nu comme ça dans l’air carrelé de la boucherie du père de Mana. Il lui a filé les clés ce matin quand il a su qu’on l’avait attrapé. Faites le payer il a dit le père de Mana. On y compte bien a répondu Mana. Et Naye regardait ses pieds. Personne ne savait si elle viendrait, elle non plus ne savait pas. Quand elle a su qu’il l’avait retrouvé, elle aurait pu se pisser dessus elle aussi. Mais comme c’était pas vraiment de la peur, et puis pas vraiment du soulagement non plus, elle s’est retenue. Elle n’a pas pleuré. Elle n’a pas souri. Elle n’a rien dit en fait. Parce que les images qui remplissaient sa tête étaient trop lourdes. Trop bruyantes. Elles puaient. Elle s’est mouchée, oui, elle s’en rappelle maintenant, elle s’est mouchée. Ca y est, l’autre s’est mis à gémir sur sa chaise, il a dû comprendre où il est. Avec qui surtout. Où il est, il pourrait pas savoir, même pas imaginer. Imager ce qui l’attend, peut-être. Naye sent une main sur son épaule. Une main délicate, fine, légère et chaude en même temps, une main que parfois elle préfèrerait avoir sur sa joue, contre sa poitrine, la main d’Oli qui la presse et la pousse en même temps. Qui la pousse vers lui, vers l’autre. Alors, parce que c’est Oli et qu’elle ne saurait rien refuser à Oli, elle fait un pas. Elle se détache du cercle. La lumière des néons crie sa force, mais elle reste trop faible pour donner de l’espoir à celui qui crie désormais. Supplie. Hurle et se liquéfie sur sa chaise. Mais le bois imbibe, imbibe encore, et ne lui laisse pas de sortie. C’est peut-être le crochet qui l’effraie, le crochet qui pend devant lui, encore marqué par le sang du veau qu’on a descendu juste avant. Ou alors ce sont les couteaux alignés sur le mur. Peut-être la table à découper. Ou peut-être que ce sont les yeux de Naye, qui le regarde sans ciller. Après ce qu’il lui a fait jamais il n’aurait cru qu’elle puisse ouvrir les yeux. Rouvrir les yeux. Il pensait avoir pris son regard, volé parce que violé, et la voir comme ça, presque belle avec toutes ces cicatrices qui tissent son visage, il s’en veut, il se hait, même ça il ne l’a pas bien fait. C’est peut-être ça qui lui fait le plus de mal, savoir qu’il va mourir pour une âme qu’il n’aura pas su garder pour lui. Il s’en rappelle maintenant. Ce bruit qu’il a cru entendre en s’éloignant dans la rue Joris l’autre nuit. Qu’il a pris pour un oiseau. Alors qu’il savait très bien que ce n’était pas un oiseau. Quel oiseau aurait fait ce bruit. Ce bruit qui n’était pas un cri, qui n’était qu’un râle. Le râle de cette fille qui n’était donc pas morte. Qui succomberait à ses blessures s’est-il dit, lisant déjà les lignes sur l’écran qui défilerait entre ses doigts un de ces matins qui n’arrivent jamais assez vite. Sauf qu’elle n’avait succombé à rien du tout et qu’elle se tenait là, devant lui. Et que lui était nu, devant elle. Couvert de pisse, de sang et d’eau, de sueur, de larmes, de sel et d’acide. Entouré de ce qui doit être son frère, sa sœur, sa meilleure copine. Tous ces noirs sur ce carrelage blanc, ça l’angoisse. Le manichéen ça l’angoisse. C’est ce qu’il aurait pu se dire s’il avait eu assez de vocabulaire. Mais il ne l’avait pas. Naye l’avait par contre, et c’est aussi ce qu’elle se disait en le regardant. C’est pour ça qu’elle ne le tuerait pas. Personne n’avait vraiment prévu de le tuer de toutes façons. N’est pas Dieu qui veut. Mais il fallait qu’il souffre. Ca oui, une nécessité pour le coup. Il fallait qu’il souffre, il fallait qu’il hurle, il fallait qu’il exprime en se brisant la voix ce que toutes celles qui étaient mortes, de honte souvent, taisaient au fond de leur ventre. Il fallait.

« Vas-y Naye, souffla Mana dans son oreille, à toi d’ouvrir le bal. »

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Auteur·e

julietirard