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Comment j'ai retrouvé Mathieu

Mathieu
©Le Berlinographe

Depuis que Léa est partie, je me sens un peu seule. Seule dans ma mélancolie. Dans cet état où le côté sombre de l’âme grignote sur le bien-être quotidien. Ce moment où c’est soudain trop dur, trop fatigant, trop lourd d’être seule dans cette grande ville avec tous ces boulots sur les bras, ces batailles à mener. Y croire, revendiquer, s’affirmer et y croire encore, pour que les autres croient en nous. Léa, ma comédienne de cœur, me manque. Sa voix chaude, ses cheveux courts relevés derrière un foulard noir, son sourire, ses mots doux, nos silences partagés, nos nuits étranges, cette commune longueur d’onde.

Depuis que Léa est partie, je réalise que je manque clairement d’affect. Cette personne qui est là quoiqu’il arrive, qu’on peut appeler quoiqu’il arrive, à qui l’on peut tout dire, ces bras toujours ouverts où pleurer, sourire, se serrer fort. C’était Mathieu qui avait jusqu’alors ce rôle-là dans ma vie, avant que Léa ne débarque sur le fauteuil voisin du mien chez ce coiffeur foireux de Schlesiches Tor. C’était Mathieu qui me serrait dans ses bras, m’ouvrait la porte de chez lui où m’attendait le son rassurant de la télé, le canapé bleu et un chocolat chaud. C’était Mathieu.

Depuis que Léa est partie, je n’ai pas revu Mathieu. Il est devenu le fantôme de mes conversations avec les garçons quand je les croise au restaurant. Personne ne l’a vu, entraperçu peut-être dans la nuit un samedi. Ce fait longtemps qu’il ne répond plus au téléphone. Parfois il débarque comme ça et reste une heure, mais personne ne l’a vu depuis plusieurs mois. Parenthèse de juin où l’on se retrouvait par hasard à moitié nus au Teufelsee, puis plus rien. Quelques respirations éparses entre deux lignes blanches dans la nuit noire, mais rien de plus.

Et puis il y a eu ce message mardi soir. D’un numéro inconnu. Mathieu. Je suis à l’hôpital, tu comptes beaucoup pour moi, j’espère que tu vas bien. J’ai soupiré, profondément. L’hôpital. Je l’ai tant espéré ce message, et redouté à la fois. –Tu veux que je passe demain ? Pur réflexe. Ça me ferait plaisir oui. Tu pourrais m’apporter des bouquins ? J’ai soupiré, profondément. Bien sûr que j’apporterai des bouquins. Je n’avais rien de spécial à la maison, ayant tout rendu à la bibliothèque la semaine passée. J’ai pris Millénium, Marie a soupiré en rigolant. -Millénium ? T’as rien de plus gai pour un mec en désintox ? -Non, pas vraiment.

Alors me voilà dans le métro, ça faisait longtemps, mais en vélo c’est bien trop loin. Mon ventre se noue. Je crois que c’est la première fois que je visite quelqu’un à l’hôpital. Je suis descendue là-haut tout au nord, j’ai pris un bus, et puis voilà. Entrée principale. Information. Bonjour, je cherche la zone 1 du service désintox. -Vous venez visiter qui ? J’ai donné son nom, on m’a répondu que les visites étaient autorisées jusqu’à 18h. J’ai acquiescé, j’avais envie de pleurer. J’ai traversé le rez-de-chaussée, traversé cette petite cour, j’ai rejoint l’autre bâtiment, me suis arrêtée devant les panneaux, dépression à droite, psychiatrie en haut, désintox à gauche. J’ai pris à gauche, et face à moi deux portes, derrière ces deux portes un couloir, des chambres. Mon sac de livres pesait lourd sur mon épaule, je suis restée plantée là à regarder les portes. Je ne savais plus trop quoi faire. Tu comptes beaucoup pour moi. Oui mais non. Oui mais non je ne veux pas être la raison de ta présence ici. Ça ne changera rien. Jamais rien. Parce que l’année dernière, cette nuit-là, cette fameuse nuit, il y avait quelque chose dans mon verre. Alors ça ne compte pas. Magique ou pas, ça ne compte pas. Cette nuit n’a jamais compté, jamais existé crois moi.

Je me suis retournée, besoin d’air, mais il était là devant moi. Un pull bien trop grand, un visage bien trop blanc, une tasse de thé à la main. Même pas eu la force de sourire, moi non plus d’ailleurs. On n’a pas trop parlé, tu m’as emmenée au petit étang au centre du « campus » de l’hôpital. On s’est assis sur un banc, je ne t’ai pas posé de questions, j’avais trop peur des réponses. Tu ne m’as pas posé de questions, toi aussi tu avais sans doute peur des réponses. Alors on a regardé ensemble les feuilles jaunir sous le soleil couchant, les enfants donner à manger aux canards, les abeilles. Je t’ai parlé de Millenium, c’est vrai qu’ils sont gros les livres, mais vraiment sympa. Enfin un peu durs, violents, un peu tristes aussi, mais sympa. Enfin tu me comprends. Je ne suis pas restée longtemps finalement. Je n’aurais pu rester plus. Pour être honnête c’est trop dur. Trop près de moi ce temps où j’ai eu ce choix-là, le choix de la couleur, blanc ou noir, vivre ou mourir, car il arrive un jour où pour certains d’entre nous le choix est là. Je me souviens l’année dernière je t’ai retrouvé dans la cour du restaurant, tu pleurais, ta cigarette brûlant le bout de tes doigts, je t’ai pris dans mes bras et je t’ai dit de choisir. Parce que l’entre deux est bien trop dur. Quoique tu choisiras je serai là. Je n’aurais pu rester plus. Pour être honnête c’est trop dur, trop près de moi ce temps où j’ai eu ce choix-là, et tu as beau tenter le blanc je ne vois que le noir en toi, ton gris me fait du mal, parce que je sais que je ne peux rien, et surtout depuis cette nuit qui n’existe pas je ne peux même plus essayer, je t’ai trahi en un sens cette nuit-là, t’ai donné quelque chose qui n’existera pas. Dans la magie il y a toujours un truc, et le truc ce soir-là était dans mon verre.
Je ne pense pas revenir te voir. Les entre-deux c’est pas ma came. Pour être honnête c’est trop dur. Bien trop dur.

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Auteur·e

julietirard

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